(repêchage d’une note de journal du 30 mai 2008, voir aussi: Dans le cabinet d’un homme de lettres (fragment de journal), rédigé à Marseille aussi, deux jours avant.)
Je viens de finir de lire la solide conférence de Bernard Delvaille intitulée « Vies parallèles de Blaise Cendrars et de Charles-Albert Cingria » où il est nettement plus question de Cingria que de Cendrars, et avec plus d’affection, ce qui est normal. Il n’y a eu que ça pour me sortir, un peu, de l’état anxieux qui me tient serré depuis mon retour hier soir à l’hôtel.
Et pourtant (ou bien n’est-ce en rien paradoxal?) quelle charge de mélancolie je peux trouver dans ce livre, quel poignant retour d’un passé déjà ancien, plein de promesses, assez peu tenues (mais faites à demi voix seulement, je dois le reconnaître). Alors que me domine l’impression (affaire Gouguenheim pour en rester à du récent…) de l’avancée conquérante d’un nouvel obscurantisme, qui fait de la raison même un fétiche obscur, aussi d’un cynisme nu qui ne paie même plus à la vertu l’hommage de l’hypocrisie, en suivant les pages du livre, j’ai l’impression de me retrouver dans une ambiance intellectuelle que je croyais disparue, celle des années Bibliothèque Nationale où je lisais Cingria parce que je lisais Pétrarque, où j’achetais le volume « Pétrarque » des œuvres complètes de CAC, à la librairie l’Age d’Homme rue Férou, le volume seul et non toutes les œuvres, dont il restait peu d’exemplaires, un seul je crois, parce que c’était trop d’argent, et je l’ai souvent regretté ensuite. Une ambiance intellectuelle où Cingria et ses ambitions ne sont pas encore devenues objet d’érudition et d’exercice universitaire, au mieux, et que je croyais disparue (la conférence de Bernard Delvaille, aujourd’hui disparu, a été prononcé deux fois, en 2002, ce qui est loin, mais Gérard-Julien Salvy a écrit sa préface l’année dernière, en avril 2007).
Mais à dire vrai cette impression, de voir vivre ce que je croyais mort et embaumé, je l’ai éprouvée déjà, plus diverse et précise, bien que moins articulée, dans la merveilleuse petite librairie l’Odeur du Temps, que j’avais eu un peu de mal à retrouver lors de mon précédent passage: ces livres, poésies, voyages, théorie, cinéma (une édition en dvd des Straub/Huillet, malheureusement un peu bizarrement assemblée), tenus par trois jeunes gens, deux garçons et une fille, enthousiastes et sérieux, qui ont a peu près l’allure que nous devions avoir à leur âge, autour de la trentaine (y compris la longueur des cheveux et de la barbe). Bénis soient-ils.
Le style de Cingria:
Il n’y a pas d’odeur à quoi je sois plus sensible qu’une véhémente subite odeur de marais dans les champs, quand le sol se fait mou et que l’herbe se modifie en roseaux et que la faune devient des libellules en toile forte satinée, et qu’un ou deux hautes fleurs qui sont des juliennes grenat font sonner leur immarcescible droit à ce haut genre. Ça remue, ça plaît solennellement ainsi, parce que c’est théâtral et que c’est mérovingien. (Le Camp de César, 1945 in Bois sec, bois vert, p. 107)
Autre exemple (« Cingria est en train de lire la prose de Notker, Eia Recolamus, à la bibliothèque de l’Arsenal, et regarde les quais »):
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quand tout à coup on est dans les neumes, les acclamations carolingiennes en grec à l’encre jaune, un âpre sifflement traverse tout ce qui est d’un remorqueur aux avants superbement peints traînant dix-sept barques chargées à couler de tout un territoire de sable roux. Mais elles ne coulent pas: c’est le Soleil, plein de vieille orgie mérovingienne, qui s’affaisse et croule. Alors on est pris d’un très grand amour des gens, des choses, des gens qui entretiennent si bien les choses. (La Civilisation de Saint-Gall, 1929)
(Cendrars et Cingria se sont brouillés après que Cendrars ait rendu compte en 1942 d’une visite de hasard que lui rendit Cingria, sur lequel il n’avait jusque là pas dit grand chose, tandis que le premier manifestait régulièrement et depuis des dizaines d’années, son admiration, en 1917, dans la Beauce où il faisait les moissons:
Et de pondre des cancans à Montparnasse, et de se glorifier. Ah! ces pédérastes, le pauvre et génial raté!)