Re-création et usure de la mémoire / Borges

Original Mythologies: interviews by Richard Burgin, from Conversations with Jorge Luis Borges (in Jorge Luis Borges: The Last Interview, p.25 / 250[1]

… Je me souviens que mon père m’a dit une fois quelque chose quant à la mémoire, un chose très triste. Il m’a dit: « Je pensais que je pouvais me rappeler mon enfance, quand nous vînmes à Buenos Aires, mais à présent je sais que je ne le peux pas. » J’ai dit: « Pourquoi? ». Il a dit: « Parce que je pense que la mémoire » – je ne sais pas si c’était sa propre théorie, j’étais si impressionné que je ne lui ai pas demandé s’il l’avait découverte lui-même ou s’il l’avait seulement élaboré dessus – mais il a dit: « Je pense que si je me rappelle quelque chose, par exemple su aujourd’hui je me retourne vers ce matin, j’obtiens alors une image de ce que j’ai vu ce matin. Mais si cette nuit je repense à ce matin, ce que je rappellerai alors effectivement, ce ne sera pas la première image mais la première image dans la mémoire. De sorte que chaque fois que je rappelle quelque chose, je ne me la rappelle pas vraiment, je rappelle la dernière fois que je me la suis rappelée, je me rappelle le dernier souvenir de cette chose. De sorte qu’en réalité » dit-il « je n’ai aucun souvenir, je n’ai aucune image de mon enfance, de ma jeunesse. » Et ensuite il m’a donné une illustration de ça, avec une pile de pièces de monnaie. Il a mis une pièce au-dessus l’autre et il a dit: « Bien, maintenant la première pièce, la pièce du dessous, ce serait la première image, par exemple, de la maison de mon enfance. Maintenant la seconde pièce serait un souvenir que j’avais de cette maison lorsque je suis allé à Buenos Aires. Puis la troisième, un nouveau souvenir et ainsi de suite. Et comme dans chaque souvenir il y a une légère distorsion, je ne suppose pas que mon souvenir d’aujourd’hui corresponde beaucoup aux premières images que j’ai reçues, de sorte que » dit-il « j’essaie de ne pas penser aux choses du passé parce que si je le fais, je me souviendrai de ces souvenirs et non des véritables images elles-mêmes. »

(ma traduction, le passage original infra)

Jorge_Luis_Borges_(crop)

… I remember my father said to me something about memory, a very saddening thing. He said, « I thought I could recall my childhood when we first came to Buenos Aires, but now I know that I can’t. » I said, “Why?” He said, « Because I think that memory » — I don’t know if this was his own theory, I was so impressed by it that I didn’t ask him whether he found it or whether he evolved it—but he said, « I think that if I recall something, for example, if today I look back on this morning, then I get an image of what I saw this morning. But if tonight, I’m thinking back on this morning, then what I’m really recalling is not the first image, but the first image in memory. So that every time I recall something, I’m not recalling it really, I’m recalling the last time I recalled it, I’m recalling my last memory of it. So that really, » he said, « I have no memories whatever, I have no images whatever, about my childhood, about my youth. » And then he illustrated that, with a pile of coins. He piled one coin on top of the other and said, “Well, now this first coin, the bottom coin, this would be the first image, for example, of the house of my childhood. Now this second would be a memory I had of that house when I went to Buenos Aires. Then the third one another memory and so on. And as in every memory there’s a slight distortion, I don’t suppose that my memory of today ties in with the first images I had, so that, » he said, « I try not to think of things in the past because if I do I’ll be thinking back on those memories and not on the actual images themselves. » And then that saddened me. To think maybe we have no true memories of youth.

BURGIN: That the past was invented, fictitious.

BORGES: That it can be distorted by successive repetition. Because if in every repetition you get a slight distortion, then in the end you will be a long way off from the issue. It’s a saddening thought. I wonder if it’s true, I wonder what other psychologists would have to say about that.

Dans un de ses derniers entretiens, quelques mois avant son décès, Borges revient sur ce sujet, plus succinctement:

Bergson dijo que la memoria es selectiva. Posiblemente mi memoria sea falsa ya que mi padre, profesor de psicología, me dijo que cada vez que recordamos algo lo modificamos siquiera ligeramente. (…). Decía que si yo quería recordar algo lo mejor era olvidarlo y de pronto nos llega. Cuando uno piensa mucho en las cosas, va modificándolas en la memoria, que está hecha, supongo, de olvido en buena parte. [2]

Comme le père de Borges était professeur de psychologie, il est effectivement possible qu’il ait emprunté cette théorie à d’autres psychologues mais je ne les connais pas. En tous cas elle se retrouve assez précisément dans les travaux du professeur Karim Nader, dont rend compte un article du Smithsonian[3] de mai 2010 (voir extraits traduits sur Lettrures: « Comment nos cerveaux fabriquent les souvenirs« ).

  1. https://kindle.amazon.com/work/jorge-luis-borges-interview-conversations-ebook/B009BE5C1I/B00A9ET5FI
  2.  conversation publique à l’université de Còrdoba, Argentine, dans l’hiver 1985
  3.  How Our Brains Make Memories / Greg Miller

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