Cuire le monde: Rite et pensée dans l’Inde ancienne / Charles Malamoud.- La Découverte, 23 juin 2016. « Par cœur »
De même que le souvenir-désir et la réminiscence-reconnaissance sont tout le contraire de la mémoire biographique, de même la prééminence du par-cœur fait que la tradition ne se transforme pas en histoire. .
« Dans la forme de mémoire qui semble à l’opposé de cette mémoire-amour, à savoir la mémorisation des textes telle qu’elle se pratique et telle qu’elle est pensée en Inde, des processus analogues de déconstruction du temps sont à l’œuvre. Pour les Indiens, on ne connaît un texte que si on le sait par cœur, ou, comme on dit en sanscrit, que si « on l’a dans la gorge » (et un savoir n’est savoir que s’il est condensé dans un corpus de textes).
(…)
On s’exerce à désarticuler le texte en le récitant à l’envers, en brisant la séquence des strophes ou éléments de strophe pour les recroiser de mille manières comme on le ferait d’une tresse ; on évite ainsi de se laisser porter par le sens et on se prémunit de la tentation de remplacer un mot par un synonyme. Le texte ainsi appris est véritablement incorporé à la personne, d’autant plus que pour le « faire entrer » dans la tête de l’élève, le maître fait aller cette tête en arrière, en avant, de côté, en des mouvements violents qui suivent le rythme de la récitation. A cet égard, avoir un texte « dans la gorge » est à l’opposé de ce qu’on appelle en allemand savoir //auswendig//, « extérieurement », bien que les deux expressions désignent le « par-cœur ». Mais remarquons qu’une fois appris par cœur le texte devient intemporel. Il ne peut être consulté, feuilleté, écarté, repris comme le serait un livre. Il impose sa présence fixe, et mûrit dans l’esprit qui l’accueille sans que soit perceptibles à la conscience les étapes de la maturation. En outre, dans le savoir ainsi incorporé s’efface la perception de ce qui unit ce texte au monde des faits extratextuels dans lequel il a surgi. Telle est du moins la situation en Inde où le contenu même des textes est dépourvu en général de toute mention des circonstances réelles de leur élaboration. De même que le souvenir-désir et la réminiscence-reconnaissance sont tout le contraire de la mémoire biographique, de même la prééminence du par-cœur fait que la tradition ne se transforme pas en histoire. . »