Tout de suite après avoir écrit Le Verdict*, Kafka note: « Gedanken an Freud natürlich », « pensé à Freud naturellement ». Claude David, dans son édition Pléiade, note qu’il s’agit sans doute de la première fois (1912) qu’un écrivain réfère explicitement ce qu’il écrit à Freud.
« Gedanken an Freud natürlich »
À propos de Freud, Kafka n’en dit pas plus et nous laisse à deviner ce qu’il y a derrière « natürlich ».**
Dans une note du 11 février 1913, Kafka fait une exégèse / interprétation / commentaire du Verdict. Le début de cette note est souvent cité:
- « À l’occasion de la correction de Das Urteil je note tous les rapports qui se sont clarifiés pour moi dans l’histoire, pour autant que je les aie en tête. C’est indispensable car l’histoire est sortie de moi comme une naissance en bonne et due forme couverte de saletés et de mucosités et je suis le seul à avoir la main qui peut pénétrer jusqu’au corps et en a envie »***
Claude David note: « Kafka élucide le sens de son histoire – c’est l’unique fois où il commentera une de ses œuvres – comme il ferait du récit d’un autre écrivain. »
En vérité, c’est bien moins d’un commentaire littéraire que fait songer cette exégèse qu’à l’interprétation d’un rêve comme on ferait en analyse. Jusqu’aux considérations sur les lettres (Buchstaben):
- « Dans Bendemann « mann » n’est qu’un renforcement de « Bende » opéré pour tout le potentiel de l’histoire encore inconnu. Or, Bende a le même nombre de lettres que Kafka et la voyelle e se répète aux mêmes endroits que la voyelle a dans Kafka.
- Frieda a exactement le même nombre de lettres que Felice et la même lettre initiale, Brandenfeld a la même lettre initiale que Bauer et le mot « Feld » lui donne aussi une certaine analogie de sens, Peut-être même que la pensée de Berlin n’a pas été sans influer et le souvenir de la Marche de Brandenburg a peut-être joué un rôle. »
Il commente ce texte qu’il a écrit d’un trait comme s’il lui avait été dicté, comme s’il venait d’ailleurs, rêve ou texte d’une autre (écrivain) que lui-même.
Si l’on réexamine l’analogie que je formulais entre Kafka et Proust****, on dirait que Kafka fait un pas de plus que Proust en trouvant au fond du « moi intérieur » un autre que « moi ». On l’appellera l’inconscient ou Ça sans pour autant l’avoir clairement identifié. Par une sorte d’inversion le moi social qui dans un premier temps (Proust) figurait en face du moi intérieur un faux moi, le moi pour les autres, un moi aliéné, devient dans un second temps le moi véritable subverti de l’intérieur par un autre qu’on en peut plus appeler moi, un étranger tapi au plus intime du moi et qui vient lui dicter ses mots (le posséder). La conclusion pourrait être que s’il y a un moi véritable on le trouverait à la jonction précaire et instable de ces deux moi.
(Supplément:
Le lendemain, le 12 février 1913, la note du journal prolonge celle du 11:
- Pour la description de l’ami à l’étranger j’ai beaucoup pensé à Steuer. L’ayant rencontré par hasard environ trois mois après ce récit, il m’a raconté qu’il s’était fiancé environ trois mois avant.
- À la suite de la lecture de l’histoire que j’ai faite hier chez les Weltsch, le vieux Weltsch est sorti et étant revenu un instant plus tard il a particulièrement loué le relief donné aux personnages dans le récit. Il a dit la main tendue : je vois ce père devant moi et ce faisant il désignait exclusivement le siège vide qu’il avait occupé pendant la lecture.
- Ma sœur a dit : « C’est notre logement ». Étonné qu’elle fasse cette erreur sur les lieux, j’ai dit : « Mais dans ce cas-là père logerait forcément dans les WC ».
Le premier paragraphe est intéressant de par la porte qu’il ouvre sur la télépathie. La notation que fait ici Kafka est assez courante à propos des rêves que chacun peut faire mais à l’époque de Kafka, l’hypothèse de la télépathie n’était pas aussi discréditée qu’aujourd’hui, et Freud en particulier s’y est affronté*****.
Mais ce sont surtout les deux paragraphes suivants qui me frappent par leur allure analytique, et assez drôles.)
notes:
* On se souvient que ce texte qui fait 12 pages dans l’édition de la Pléiade a été écrit d’un trait, entre deux heures du soir et six heures du matin, dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912, et qu’il est le seul dont Kafka se soit déclaré pleinement satisfait
** Traduction de Dominique Tassel (Gallimard, 2021):
« Bien des sentiments accompagnant l’écriture : p. ex. la joie d’avoir quelque chose de beau pour l’Arcadia de Max, pensé à Freud naturellement, un moment à Arnold Beer un autre à Wassermann, à la Riesin de Werfel, bien sûr aussi à mon städtische Welt. » (Arnold Beer est le titre d’un roman de Max Brod.)
*** « Anläßlich der Korrektur des ›Urteils‹ schreibe ich alle Beziehungen auf, die mir in der Geschichte klargeworden sind, soweit ich sie gegenwärtig habe. Es ist dies notwendig, denn die Geschichte ist wie eine regelrechte Geburt mit Schmutz und Schleim bedeckt aus mir herausgekommen, und nur ich habe die Hand, die bis zum Körper dringen kann und Lust dazu hat »
**** C’est après avoir écrit cette note que j’ai découvert (ou redécouvert) que le premier à avoir formulé cette analogie (sur des motifs assez différents), ce fut Max Brod dans sa biographie de Kafka. Ainsi la comparaison entre Kafka et Proust est présente dès les origines des études kafkaïennes.
***** Sur la question du rapport de Freud à la télépathie, voir l’article de Michael Turnheim, « Freud le médium », Psychanalyse, #12, 2008/2
On voit bien vivre et réagir K. dans ces lignes. Suivant ta recommandation, je vais aller chercher Le verdict dans le Journal.
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