Aharon Appelfeld: la maison originelle, souvenirs et littérature

La maison originelle, le retour vers elle, le séjour en elle, ont nourri chacun de mes livres. Je n’écris pas de livres de souvenirs. La conservation du souvenir et sa congélation sont des actes antiartistiques. Mes écrits ont poussé sur la terre constituée par ce qui m’est arrivé durant mon enfance et ma prime adolescence, et si je les ornais uniquement d’expériences plus tardives, sans la maison originelle – des fondations au toit -, je me noierais dans un océan de réflexions contradictoires. Je ne serais plus accaparé par la littérature mais par des réflexions et des tentatives vaines. La création est toujours liée au mystérieux regard de l’enfant en soi, dont l’empreinte ne peut être transformée par aucune ruse littéraire.

(Mon père et ma mère, trad. Valérie Zenatti)

Etgar Keret: la mémoire comme un vêtement

Etgar Keret, dans Correction automatique°, fait cette astucieuse comparaison entre la mémoire et un vêtement: 

Il serait temps de le reconnaître, les humains ne sont pas bons pour se souvenir des choses sans les déformer. Si le vécu est un vêtement, alors le souvenir est ce vêtement après avoir été maintes fois lavé sans suivre les conseils sur l’étiquette : les couleurs sont passées, il a rétréci, et l’odeur originale et nostalgique a depuis longtemps été remplacée par le parfum artificiel de l’assouplissant à l’orchidée.

Il y manque cependant quelque chose: c’est qu’avec le temps le vêtement en s’usant devient de plus en plus confortable. 

°Traduction Rosie Pinhas-Delpuech. Éditions de l’Olivier, 2025

Ponge: « À la rêveuse matière » (1963)

Probablement, tout et tous (et nous-mêmes) ne sommes-nous que des rêves, immédiats, de la divine Matière : les produits textuels de sa prodigieuse imagination. Et ainsi, en un sens, pourrait-on dire que la Nature entière, y compris les hommes, n’est qu’une écriture; mais une écriture d’un certain genre, une écriture non-significative, parce qu’elle ne se réfère à aucun système de signification, du fait qu’il s’agit d’un univers indéfini: à proprement parler immense, sans limites.

Tandis que le monde des paroles est un univers fini. Mais, du fait qu’il est composé de ces objets très particuliers et particulièrement émouvants: les sons significatifs dont nous sommes capables, qui nous servent à la fois à nommer les objets du monde et à exprimer nos sentiments intimes,

Sans doute suffit-il de nommer quoi que ce soit — d’une certaine manière — pour exprimer tout de l’homme et, du même coup, glorifier la matière, exemple pour la parole et providence de l’esprit.

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ceux qui ne font pas œuvre (les « célibataires de l’art »)

Les « célibataires de l’art », ceux qui ne font pas œuvre, comme Swann. Mais qu’est-ce au juste qu’une œuvre? En quoi les lettres de Doudan, célibataire de l’art emblématique, ne sont-ils pas une œuvre? Autour de Proust, je veux dire dans ces temps-là, l’époque du livre, l’indice c’est, justement, le livre. Faire œuvre, c’est faire des livres (pas des articles, il y a un des cours de Compagnon qui examine bien cela). Mais ce n’est là, je crois, qu’un indice. Le livre est, à l’époque du livre, la forme où l’œuvre peut advenir (l’œuvre pour l’écrivain, s’entend, l’écrivain en prose – les choses seront peut-être différentes pour le poète, et pour le peintre, ou le musicien, c’est encore tout différent…) mais il est, je crois, l’indice d’autre chose, la forme en quoi quelque chose peut se matérialiser.

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Orphée chez Dante

On peut s’étonner de la place modeste qu’occupe la figure d’Orphée dans l’œuvre de Dante (une mention dans la Divine Comédie, où Dante le rencontre dans les limbes pas loin d’Averroès et d’Avicenne, et une mention dans le Convivio pour un exemple d’interprétation allégorique) et plus précisément de l’absence chez lui de toute allusion au mythe infernal qui peut pourtant s’ajuster à la situation de Dante lui-même dans la DC. Poète comme Orphée, il va, comme lui, dans l’au-delà retrouver la femme aimée. Lire la suite

Boccace, Pétrarque et la visite du chartreux

Dans son Pétrarque (1932)°, œuvre je crois trop méconnue aujourd’hui, Charles-Albert Cingria reprend, de l’abbé de Sade° ce récit (en l’abrégeant un peu):

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0mnia

J’ai consacré une bonne partie de ce mois de mai au pseudo-blogue, parallèle à celui-ci, 0mnia où je tente de recueillir ce qui se peut recueillir des tentatives littéraires que je poursuis depuis plus d’un demi-siècle (!). Et le travail continue. Hier j’ai esquissé un outil qui permettrait au lecteur curieux de s’orienter, outil qui est, bien sûr, à perfectionner.

Leo Strauss: la (possible) sagesse des Anciens

Prétendre juger le passé du point de vue du présent, c’est déjà présumer que le présent offre un meilleur point de vue que le passé. Le vrai penseur doit laisser ouverte la possibilité de vivre à une époque qui est inférieure au passé.

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Leo Strauss: deux types de livres

Il existe des livres dont les phrases ressemblent à de grandes routes, voire à des autoroutes. Mais il existe aussi des livres dont les phrases ressemblent plutôt à des chemins tortueux qui courent le long de précipices cachés par des fourrés et même parfois le long de spacieuses cavernes bien dissimulées. Les ouvriers diligents qui se pressent vers leurs champs ne remarquent pas ces gouffres et ces cavernes, mais le voyageur nonchalant et attentif s’en avisera peu à peu et ils lui deviendront familiers. Car toute phrase n’est-elle pas riche en cachettes potentielles? (La Persécution et l’art d’écrire, éditions de l’éclat, 2003, p. 94)