Manuel II, face à la menace qui le pressait, envoie de multiples demandes aux souverains d’Europe occidentale et au pape de Rome, seul reconnu par lui. Rien ne se passe. Seul le pauvre roi de France, Charles VI, mande le maréchal de Boucicaut avec une troupe aguerrie de mille deux cents hommes, qui parvient à entrer dans Constantinople et participe aux combats contre les Turcs.
S’il faut parler franc, je ne vois pas quelle pertinence il peut y avoir à se référer à cette littérature de controverse de la fin du XIVe siècle et à poser, en tant que pape, dans une université allemande en 2006, la question de la foi et de la raison à partir d’un dialogue médiéval de ce type. Tenant compte de l’aliénation des masses musulmanes, entretenue par l’injustice du monde qui se dit développé, tenant compte de la célérité que mettent à les enflammer des autocrates tyranniques et des religieux rétrogrades, tenant compte de l’efficacité et de la vitesse des moyens actuels de communication, il aurait été préférable que l’éminent et docte Joseph Ratzinger choisît avec mieux de discernement ses références de départ.
Le verset 256 de la sourate II, est un verset unanimement reconnu par les commentateurs musulmans et les islamologues non musulmans comme un verset de Médine, donc loin d’être une révélation primitive et liée à la seule raison que Muhammad ne disposait pas encore, ainsi que cela est sous entendu, du monopole de la violence légitime. Sa révélation est consécutive, selon la tradition, au fait que des Médinois musulmans voulaient contraindre leurs propres enfants, nés dans le judaïsme et le christianisme, à se convertir à l’islam. Ils furent réprouvés par le prophète qui recut en confirmation de son intuition le verset dans la forme suivante :
« Point de contrainte en matière de religion : droiture est désormais bien distincte d’inanité. Dénier l’idole, croire en Dieu, c’est se saisir de la ganse solide, que rien ne peut rompre. Dieu est Entendant, Connaissant. »
En réalité le jihad dans le Coran se définit fondamentalement comme une guerre de défense contre les agressions des ennemis idolâtres de l’islam, à savoir les propres membres de la tribu de Muhammad souvent dénoncés avec véhémence comme les « dénégateurs », selon la traduction de Jacques Berque, ou les « mécréants », selon celle du Cheikh Si Hamza Boubakeur ou les « infidèles » selon celle de Kazimirski pour ne citer que celles-ci.
L’on s’est fait depuis à l’idée que, puisque les chrétiens considéraient les musulmans comme des infidèles, les musulmans devaient à leur tour considérer les chrétiens comme des infidèles.
Cela n’est en aucune manière le cas. Et lorsque Dieu appelle avec véhémence à s’opposer aux mécréants , dénégateurs, infidèles, il ne s’agit que des contribules idolâtres opposés au prophète, en aucune manière ni des chrétiens ni des juifs, qui ne doivent jamais faire l’objet de jihad, même si les appréciations coraniques à leur égard sont parfois contradictoires.
On nous donne aussi des leçons et des conseils, ici ou là sur le fait que nous aurions à progresser dans tel ou tel domaine, et je ne crois pas solliciter abusivement l’opinion des musulmans en disant que ce genre d’exhortations paternalistes a pour effet en général d’indisposer au plus haut point. Qu’on arrête de discriminer les musulmans, qu’on arrête d’agresser les pays d’islam, qu’on arrête de soutenir les régimes autoritaires qui maintiennent les peuples d’islam dans la misère, l’ignorance et l’aliénation, qu’on arrête de ponctionner énergie et matières premières au seul profit du monde développé sans penser un seul instant à l’avenir et à la survie des masses musulmanes. Après, on se laissera peut être donner des conseils.
Ni le Coran ni la tradition n’ont jamais demandé d’étendre l’islam par l’épée ni de convertir, serait-ce même par la douceur, ni les chrétiens ni les gens possédant un Livre, ce qui comprenait tout le monde dans l’Asie du VIIe siècle. Cela fut compris d’ailleurs de manière très extensive dans la pratique et l’on a des exemples de communautés sans Livre véritable, un peu insaisissables et spéciales dans le grand orient religieux, que l’on affuble d’un des noms prévus par le Coran (voir par exemple II, 62 ; V., 69 ; XXII, 17) pour les laisser en paix.
ce sont précisément les « dénégateurs » dénoncés par le Coran, les Qurayshites contribules du prophète et ennemis de l’islam, finalement gagnés à la nouvelle religion, qui sont les chefs et les organisateurs les plus efficaces de cette expansion
les califes de cette dynastie ont freiné le mouvement d’islamisation volontaire des peuples conquis pour ne pas tarir la source de revenus fiscaux qu’ils procuraient. Ils sont même allés jusqu’à refuser d’accorder l’exemption des impots aux nouveaux convertis non arabes, ainsi que le principe d’égalité entre musulmans le leur commandait. Ils se moquaient donc bien de convertir et se préoccupaient surtout de s’enrichir.
Il s’est instauré ainsi une manière de vivre ensemble qui a permis de voir plus tard à la cour des califes de Bagdad, les patriarches de toutes les confessions chrétiennes de l’orient, les gaonim juifs, les chefs manichéens, des mages mazdéens et d’autres, et de préserver jusqu’à aujourd’hui pratiquement toutes les communautés présentes à l’arrivée de l’islam.
Pour ma part, je passe sur l’inopportunité du choix, même si je ne crois pas à une simple maladresse. Il faut pardonner et continuer à se parler, en connaissance de cause, franchement, sans visée polémique. Nous n’allons pas nous brouiller pour un discours papal, même si étrangement fermé, avec tous nos amis et nos frères chrétiens
L’empereur Jean V, père de Manuel II avait lui même quitté Constantinople pour se rendre à Rome en 1369. Il s’était converti, tenez vous bien, à la « foi romaine » pour obtenir secours.
Et je vous rappelle pour finir sur ce point que le dernier empereur byzantin, Constantin XI s’accrochait lui aussi, comme son grand père Jean V, à la possibilité de survivre grâce à l’union avec Rome. Il accepta donc une renonciation à la foi orthodoxe à la fin 1452, proclamée dans sainte Sophie et suivie d’une messe romaine. Le sentiment profond des Byzantins fut alors exprimé par un notable : « Plutôt voir le turban turc dans Constantinople que la mitre latine ». Six mois plus tard le jeune sultan Mehmet II entrait dans la ville.
le sultan vainqueur organisait aussitôt après sa victoire un empire multiconfessionnel dans lequel les chrétiens de toutes sortes, outre les orthodoxes grecs, comme les arméniens et les syriaques, et les juifs aussi, eurent leur place et leurs droits. Y venaient se réfugier, à de multiples périodes de l’histoire, les juifs de l’Europe chrétienne depuis ceux de Grenade en 1492, jusqu’à ceux de l’Europe antisémite du XXe siècle.
De cette manière l’empire ottoman comptait vers la fin de la dynastie autant de sujets chrétiens que de sujets musulmans. Seules les ingérences des puissances européennes et le poison du national confessionnalisme, qui définit l’identité d’une région et de ses habitants par leur appartenance religieuse, cette géniale invention de la culture d’Europe, a mis fin à cet état de choses, contribuant peu à peu, dans tout le Proche orient à contaminer les esprits et les cœurs, entre autres ceux des musulmans.
A l’époque où Mehmet II prend Constantinople, il y a encore des musulmans en Espagne.
Aujourd’hui il ne reste aucun descendant de ces musulmans dans la péninsule ibérique après les siècles de splendeur de la très catholique Espagne. En revanche il demeure de nos jours la même population chrétienne orthodoxe dans les Balkans, avec des patriarches toujours présents, après six cents ans de « joug » turc. C’est sans doute la conséquence de la prescription par le prophète, comme le disait Manuel II, cité par Benoit XVI, d’aller « répandre la foi qu’il prêchait par le glaive. »
Ce que je regrette donc, c’est que la grande culture européenne académique, dont le pape est un représentant éminement respectable n’ait pas inclus dans ses fondements une connaissance suffisante et honnête de l’islam.
Une réflexion sur “Benoit XVI et l’Islam: Rochdy Alili”