« Ce n’est pas « chacun sa vérité » ; c’est « la vérité renvoie à un point de vue ». Toute vérité dans un domaine renvoie à une vérité dans ce domaine ; le point de vue est la condition de la possibilité de la vérité ; le point de vue est la possibilité de l’émergence de la vérité, de la manifestation de la vérité. Donc, ne croyez surtout pas que le perspectivisme autorise la discussion. »
Leibnitz et le baroque, cours du 18 novembre 1986:
« Peut-être vous sentez que les textes célèbres comme ceux de Pascal, dans les Pensées, sur la vérité, sur la vérité au-delà et en deçà; ce qui est vérité en deçà et ce qui n’est pas vérité au-delà, cela n’a pas simplement le sens d’une platitude, d’une petite platitude sceptique – ah, « ce qu’on croit vrai ici, on ne croit pas vrai là-bas ». Ca ne veut pas dire « chacun son point de vue. » Chacun son point de vue, c’est la pensée la plus bête du monde. C’est bête, enfin, c’est une platitude effarante, quoi. « Chacun son point de vue, chacun sa vérité. »
Mais si le mot « perspectivisme » en philosophie est un grand mot, c’est justement parce qu’il n’a jamais voulu dire ça. [69 :00] Le perspectivisme tel qu’il se trouve réalisé en philosophie par Leibniz, et puis repris par Nietzsche – et Nietzsche sait très bien ce qu’il en fait parce qu’il en fait hommage, avec son propre perspectivisme, il en fait hommage à Leibniz, ah… Et puis en littérature, d’une toute autre manière, instaurée par Henry James… Mais tous ces grands perspectivistes, ils sont encore des auteurs qu’on peut appeler baroques. Henry James, je vois mal une réalisation baroque du roman aussi bien que chez James.
Eh bien, qu’est-ce qu’ils ont en commun ? Au moins en commun ils ont ceci : le perspectivisme n’a jamais été un relativisme au sens ordinaire du mot. [70 :00] Ce n’est pas « chacun sa vérité » ; c’est « la vérité renvoie à un point de vue ». Toute vérité dans un domaine renvoie à une vérité dans ce domaine ; le point de vue est la condition de la possibilité de la vérité ; le point de vue est la possibilité de l’émergence de la vérité, de la manifestation de la vérité. Donc, ne croyez surtout pas que le perspectivisme autorise la discussion. [Deleuze sourit] Dieu merci, il n’autorise pas la discussion.
(…)
Mais surtout, le relativisme, « à chacun sa vérité », et si vous voulez vraiment le perspectivisme, même pas du pauvre, c’est le perspectivisme de l’imbécile. [rires] C’est que le perspectivisme aussi bien chez Leibniz que chez Nietzsche, que chez Henry James, veut dire strictement le contraire : comment construire le point de vue en fonction duquel je pourrais ordonner même les contraires. [Pause] Bon. [72 :00] »