Ponge: « À la rêveuse matière » (1963)

Probablement, tout et tous (et nous-mêmes) ne sommes-nous que des rêves, immédiats, de la divine Matière : les produits textuels de sa prodigieuse imagination. Et ainsi, en un sens, pourrait-on dire que la Nature entière, y compris les hommes, n’est qu’une écriture; mais une écriture d’un certain genre, une écriture non-significative, parce qu’elle ne se réfère à aucun système de signification, du fait qu’il s’agit d’un univers indéfini: à proprement parler immense, sans limites.

Tandis que le monde des paroles est un univers fini. Mais, du fait qu’il est composé de ces objets très particuliers et particulièrement émouvants: les sons significatifs dont nous sommes capables, qui nous servent à la fois à nommer les objets du monde et à exprimer nos sentiments intimes,

Sans doute suffit-il de nommer quoi que ce soit — d’une certaine manière — pour exprimer tout de l’homme et, du même coup, glorifier la matière, exemple pour la parole et providence de l’esprit.

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Leo Strauss: deux types de livres

Il existe des livres dont les phrases ressemblent à de grandes routes, voire à des autoroutes. Mais il existe aussi des livres dont les phrases ressemblent plutôt à des chemins tortueux qui courent le long de précipices cachés par des fourrés et même parfois le long de spacieuses cavernes bien dissimulées. Les ouvriers diligents qui se pressent vers leurs champs ne remarquent pas ces gouffres et ces cavernes, mais le voyageur nonchalant et attentif s’en avisera peu à peu et ils lui deviendront familiers. Car toute phrase n’est-elle pas riche en cachettes potentielles? (La Persécution et l’art d’écrire, éditions de l’éclat, 2003, p. 94)

Claude Lévi-Strauss sur l’écriture (Tristes Tropiques, 1955)

Si l’on veut mettre en corrélation l’apparition de l’écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction [celle de l’écriture comme facteur du progrès]. Le seul phénomène qui l’ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable d’individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l’évolution typique à laquelle on assiste, depuis l’Egypte jusqu’à la Chine, au moment où l’écriture fait son début : elle paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination.
(…) Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre.

Comment Montaigne écrivait ses Essais : l’Exemplaire de Bordeaux | Le blog de Gallica

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Les manuscrits de la main de Montaigne ne sont pas très nombreux. C’est pourquoi l’existence d’une édition des Essais abondamment annotée par son auteur revêt un caractère si exceptionnel. À la fois imprimé et manuscrit, désigné sous le nom d’Exemplaire de Bordeaux (EB), ce document est la seule trace qui nous reste de l’activité d’élaboration de l’œuvre de Montaigne.

Source : Comment Montaigne écrivait ses Essais : l’Exemplaire de Bordeaux | Le blog de Gallica

Sebald (Austerlitz): parole, mémoire, écriture, langue

mrg | lettrure(s)

Austerlitz (traduction Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002)

parole

p. 18. J’ai d’emblée été étonné de la façon dont Austerlitz élaborait ses pensées en parlant, de voir comment à partir d’éléments en quelque sorte épars il parvenait à développer les phrases les plus équilibrées, comment, en transmettant oralement ses savoirs, il développait pas à pas une sorte de métaphysique de l’histoire et redonnait vie à la matière du souvenir.

mémoire

pp. 30/1. Même maintenant où je m’efforce de me souvenir, où j’ai repris le plan en forme de crabe de Breendonk et lis en légende les mots anciens bureau, imprimerie, baraquements, salle Jacques-Ochs, cachot, morgue, chambre des reliques et musée, l’obscurité ne se dissipe pas, elle ne fait que s’épaissir davantage si je songe combien peu nous sommes capables de retenir, si je songe à tout ce qui sombre dans l’oubli chaque fois qu’une vie s’éteint, si je songe que le…

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Sebald (Austerlitz): parole, mémoire, écriture, langue

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Austerlitz (traduction Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002)

parole

p. 18. J’ai d’emblée été étonné de la façon dont Austerlitz élaborait ses pensées en parlant, de voir comment à partir d’éléments en quelque sorte épars il parvenait à développer les phrases les plus équilibrées, comment, en transmettant oralement ses savoirs, il développait pas à pas une sorte de métaphysique de l’histoire et redonnait vie à la matière du souvenir.

mémoire

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Borges, sur la lecture et l’écriture (suite)

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Prologue à la première édition de la Historia Universal de la Infamia (1935):

Leer, por lo pronto, es una actividad posterior a la de escribir: más resignada, más civil, más intelectual.

Ce que Roger Caillois traduit en:

Lire est, d’abord, un acte postérieur à celui d’écrire; plus résigné, plus courtois, plus intellectuel.

Un peu plus haut dans ce court prologue:

A veces creo que los buenos lectores son cisnes aun más tenebrosos y singulares que los buenos autores.

Soit dans le français de Caillois:

Je pense parfois que les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs.

Borges: « Que d’autres se flattent des livres qu’ils ont écrits… »

(Reporté depuis Lettrures le 22 août 2021)

Après quelques tribulations, j’ai enfin pu sourcer cette citation qu’on trouve un peu partout sur le web francophone, non sourcée:

Que d’autres se flattent des livres qu’ils ont écrits moi je suis fier de ceux que j’ai lus !

Ce sont les deux premiers vers de « Un lector », l’avant dernier poème d’« Elogio della sombra » (qui est aussi le titre d’un court chef-d’oeuvre de Junichiro Tanizaki), un recueil de 1969:

Que otros se jacten de las páginas que han escrito;
a mí me enorgullecen las que he leído

Copistes (3:Orhan Pamuk)

« Ceux qui remarquent avec surprise que, dans les pays musulmans, les rayons des bibliothèques sont remplis de livres où foisonnent les commentaires et les annotations manuscrits devraient, au lieu de s’étonner, lancer un coup d’oeil aux multitudes d’hommes briséés que l’on croise dans les rues. « 

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Copistes (2: Ibn Arabî)

« Je lus un livre. (…) Puis je me retrouvai en train d’étudier les chiffres et les lettres du livre et je compris grâce à la calligraphie que le texte avait été écrit par le fils du cheik Abdurrahman, cadi de la ville d’Alep. Quand je repris mes esprits, je me trouvai en train d’écrire le chapitre que vous êtes en train de lire. Et je compris soudain que le chapitre écrit par le fils du cheik et le chapitre que j’avais lu en état de transe étaient les mêmes que le chapitre du livre que je suis en train d’écrire. »

Ibn Arabî, Futûthat al-Mekkiya, cité par Orhan Pamuk, La Vie nouvelle (trad. M. Andac, Gallimard, 1999, p. 389).