Bossuet et la lecture globale (l’orthographe de l’âme – 2)

Bossuet (source: Dictionnaire de l’Académie Française, 7e éd. (1877), préface):

Il ne faut pas souffrir une fausse règle qu’on a voulu introduire d’écrire comme on prononce, parce qu’en voulant instruire les étrangers et leur faciliter la prononciation de notre langue, on la fait méconnaître aux Français mêmes…. On ne lit point lettre à lettre, mais la figure entière du mot fait son impression tout ensemble sur l’oeil et sur l’esprit, de sorte que, quand cette figure est changée considérablement tout à coup, les mots ont perdu les traits qui les rendent reconnaissables à la vue, et les yeux ne sont pas contents.

Je n’ai pu trouver le lieu original de ce passage [MàJ: Cahiers de Mézeray, 1673]. Il m’a été indirectement donné par l’émission la Fabrique de l’Histoire: elle figure juste après la citation faite de la préface à l’édition de 1877:

L’orthographe est la forme visible et durable des mots; la prononciation n’en est que l’expression articulée, que l’accent qui varie selon les temps, les lieux et les personnes. L’orthographe conserve toujours un caractère et une physionomie de famille qui rattachent les mots à leur origine et les rappellent à leur vrai sens, que la prononciation ne tend que trop souvent à dénaturer et à corrompre. Une révolution d’orthographe serait toute une révolution littéraire; nos plus grands écrivains n’y survivraient pas.

En quelque sorte le mot écrit serait, pour le mot dit, sinon son archétype à la manière platonicienne, au moins comme l’anamnèse de cet archétype, porteur du « vrai sens ». La fin de la citation, avec sa dramatisation grandiloquente, rend l’ensemble un peu ridicule. Comme l’idée d’une antériorité au moins logique (mais peut-être aussi partiellement historique – cf. Illich) du mot écrit sur le mot prononcé n’est pas aussi absurde qu’elle parait [accent circonflexe omis conformément aux recommandations de 1990], je rétablis après le saut l’intégralité du paragraphe dont ce passage était extrait.

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Labiche, l’orthographe et l’âme

Eugène Labiche et Alphonse Jolly, La Grammaire (vaudeville), scène 6 (source):

CABOUSSAT, lisant. — «Messieurs et chers collègues, l’agriculture est la plus noble des professions…» (S’arrêtant.) Tiens! tu as mis deux s à profession?
BLANCHE. — Sans doute…
CABOUSSAT, l’embrassant. — Ah! chère petite!… (A part.) Moi, j’avais mis un t… tout simplement. (Lisant.) «La plus noble des professions.» (Parlé.) Avec deux s. (Lisant.) «J’ose le dire, celui qui n’aime pas la terre, celui dont le cœur ne bondit pas à la vue d’une charrue, celui-là ne comprend pas la richesse des nations!…» (S’arrêtant.) Tiens, tu as mis un t à nations?
BLANCHE. — Toujours.
CABOUSSAT, l’embrassant. — Ah! chère petite!… (A part.) Moi, j’avais mis un s tout simplement!… Les t, les s… jamais je ne pourrai retenir ça! (Lisant.) «La richesse des nations…» (Parlé.) Avec un t…

La Fabrique de l’Histoire (tous les matins de 9 à 10:00) était consacrée la semaine dernière, à l’occasion du rapport d’Alain Bentolila au ministre de l’Education, à l’histoire de l’orthographe. En cadeau d’ouverture ce morceau de Labiche, extrait d’un vaudeville que j’avais écouté sur la même chaîne il y a, je le crains, plusieurs dizaines d’années, et dont je n’avais gardé en mémoire que « ça sent le romain! ».

Dans l’émission de lundi, Emmanuel Laurentin recevait André Goosse, gendre et collaborateur (disciple?) de Maurice Grevisse (appris à l’occasion qu’on ne prononce pas « Grévisse » mais « Greuvisse »). Il a été beaucoup question de la réforme de l’orthographe (ce qui m’a fait penser à l’un des derniers billets de Christian Jacomino sur Reprises), plus exactement de l’échec de la dernière, la « réformette » patronnée par Michel Rocard et André Goosse s’étonnait que même une réforme aussi modeste n’ait pas rallié beaucoup de défenseurs, malgré un assez large consensus sur la nécessité d’une réforme et la prudence, la modestie de celle qui était mise en oeuvre, qu’elle ait au contraire soulevé contre elle des oppositions résolues, bruyantes et apparemment irrationnelles, y compris de la part de personnes qui s’étaient déclarées par ailleurs convaincues de la nécessité de réformer l’orthographe française. « Ils vont jusqu’à supprimer l’accent circonflexe du mot âme, mais l’âme sans accent circonflexe, ce n’est plus l’âme… » cite André Goosse.

En considérant l’orthographe « ame » et ce qu’elle me faisait, je me suis dit que le problème n’était pas de langue mais d’écriture, et que ce qui était remis en cause, c’était l’image du mot, l’image globale. A savoir que l’écriture d’un mot, son orthographe, n’est pas simplement la transcription de sa réalité sonore (ou phonologique, peu importe ici) mais le dessin d’une image, et l’écriture par mots tend à transformer la transcription alphabétique en écriture d’images. Ainsi l’accent circonflexe suspendu au-dessus de l’âme devient le signe de son essence spirituelle, c’est-à-dire que la transcription phonétique tend à l’idéogramme (Jean Bottero fait une remarquable analyse de cet investissement second de sens dans des formes qui ne l’impliquait d’abord pas à propos des écritures mésopotamiennes). Et plus l’orthographe s’éloigne de la phonétique plus, semble-t-il, la qualité d’image spécifique du mot prend de la force. (Où l’on verrait que les cohérences idéologiques ne s’y retrouvent pas, une position conservatrice quant à l’orthographe donnant des arguments à la méthode globale d’apprentissage de la lecture et inversement).

De l’orthographe 2 (commentaire de commentaires)

:-)) Non, non, je ne me propose pas de réformer l’orthographe! Je n’ai pas les convictions de Mario. C’est juste que la rêverie sur une réforme radicale de l’orthographe est chez moi récurrente, et utile dans la mesure où c’est une façon d’examiner la langue et l’orthographe existante.
Je ne prétends pas proposer l’orthographe occitane comme un modèle pour une réforme de l’orthographe française: le chef-d’oeuvre d’Alibert et de ses disciples doit beaucoup à la particularité de la langue occitane, non centralisée, actualisée en nombreux dialectes très divers, et cependant fondamentalement (structures, syntaxes…) cohérente. Lorsque je dis que l’orthographe occitane est exemplaire, c’est dans la mesure où elle est révélatrice des réalités et des dimensions possibles d’une orthographe.
J’aurais pu parler de l’orthographe chinoise (impossibilité pour le pinyin de détrôner les caractères malgré la volonté initiale du pouvoir chinois) ou des orthographes sémitiques qui, en l’absence (normale) de notation des voyelles brêves, fonctionne comme un rappel de réalités linguistiques déjà maîtrisées…
Ce que tous ces exemples montrent, c’est la consistance d’une langue écrite distincte de la langue parlée. J’aimerais d’ailleurs mieux comprendre, Christian, comment tu articules cette réalité avec ton entreprise d’ateliers de lecture.
(Bon, encore un commentaire trop long… Je vais faire un billet et mettre des trackbacks!)

De l’orthographe et de l’accent (commentaire)

Je suis allé voir sur le site ortograf. Depuis toujours je réfléchis ou fantasme sur ce que pourrait être une réforme radicale de l’ortographe, j’ai donc trouvé intéressante la tentative proposée ici. Je remarque qu’elle suppose une prononciation fixée et un usage écrit identique calcable sur un usage oral (fixé), ce qui est évidemment contestable.
Dans la tentative d’ortograf la naïveté des présupposés se marque particulièrement par le sort qui est fait au e muet. Lequel est théoriquement aboli mais ressurgit pour traiter la question des nasales. Comme Mario Pérard n’a pas recours au tilde espagnol (ou à une autre solution analogue) pour noter les nasales, il est obligé de réintroduire le e muet pour distinguer « un » de « une » qui devraient selon son système s’écrire de la même façon.
Mais le e muet a d’autres enjeux, j’en vois deux: il n’est pas muet partour et en particulier il reste présent dans le français parlé avec l’accent occitan (méridional, « marseillais ») et par ailleurs, comme nous l’avons appris à l’école, il est nécessaire pour réintroduire leur prosodie aux vers français classiques (ce qui fait qu’une manière de dire naturellement les vers de la tragédie classique, entre autres, est de les dire avec l’accent occitan, ce qui fonctionnerait presque parfaitement si le préjugé ne ridiculisait l’accent occitan).

(Commentaire mis sur Reprises)