Terminé hier soir, au retour de l'anniversaire de Denis, Phrasikleia (j'avais déjà lu ces deux derniers chapitres avant de reprendre en mai la lecture suivie).
La question de la lecture slencieuse ne m'apparaît pas éclaircie du tout.
La thèse de consensus, aujourd'hui, semble celle-ci: que l'étonnement d'Augustin ne marque pas l'invention de la lecture silencieuse mais, éventuellement, une nouvelle extension de cette technique. Les attestations dans le corpus grec prouvent que la lecture silencieuse est connue, en Grèce, depuis le 5e s. avant, mais (jusqu'à l'époque d'Augustin?) cette pratique est exceptionnelle voire excentrique. En quelque sorte la banalisation de la lecture serait un phénomène récent.
Thèse de consensus dans la mesure où elle permet de sauver la thèse de Balogh qui sous sa forme originale est devenue insoutenable.
Svenbro, qui étudie et interprète les circonstances de la première apparition de la lecture silencieuse, dans la Grèce classique, semble vouloir, malgré tout, protéger la thèse de consensus. Et de fait, le témoignage d'Augustin semble irréfutable: pour lui, ie pour un lettré romain de la fin du 4e s. après, la lecture silencieuse est une pratique extraordinaire.
Mais à retourner voir les exemples colligés par Knox, je suis perplexe. L'impression que j'en retire n'est pas du tout d'une exceptionnalité de la pratique de lecture silencieuse.
Reprenons le dossier:
Pour l'Hippolyte d'Euripide, il serait bien de voir (ce que je ne peux faire étant privé d'accès Internet depuis hier) le texte grec de la ligne du Coryphée:
Qu'arrive-t-il? Dis-le moi, si tu veux bien m'en faire part.
Ce que je remarque, c'est que rien ne vient, au moins dans la traduction, marquer que le geste de Thésée, lisant silencieusement le message post-mortem de Phèdre, soit extraordinaire. La pratique aurait-elle été banale, que le coryphée n'aurait pas agi, ne se serait pas exprimé autrement.
Idem pour le passage des Cavaliers d'Aristophane. Svenbro interprète l'effet comique, le quiproquo du second serviteur comme l'attestation que pour celui-ci au moins la lecture silencieuse est une pratique extraordinaire. Interprétation selon la thèse du consensus. Que l'on relise le passage, et l'on s'aperçoit que cette interprétation n'a rien de nécessaire, l'effet comique ne suppose pas que le 2d serviteur considère que lire, c'est lire à voix haute. En d'autres termes il fonctionne parfaitement pour des lecteurs qui, comme nous, considère la lecture silencieuse comme une pratique normale (mais pas exclusive, aujourd'hui encore nous pouvons communiquer le contenu d'une lettre à un tiers par une lecture à voix haute).
Quant à l'épisode relaté deux fois par Plutarque (Fortune d'Alexandre), je ne vois pas où Manguel a lu l'étonnement de l'armée. En 340A, l'éditeur et traducteur de l'éd. Loeb, F. C. Babbit glose siôpêi="silencieusement" : "'Silently' for reading was generally done aloud", soit la thèse de consensus. En réalité, la précision n'exige pas cette interprétation, elle peut très bien s'expliquer comme une précision destinée à rendre plus claire la narration (c'est-à-dire que comme dans le cas d'Aristophane, supra, elle implique que les deux modes de lecture soient possibles mais n'implique rien quant à leurs fréquences). D'ailleurs dans la première narration de la même anecdote, en 332F, Plutarque ne précise pas qu'Alexandre lit en silence, c'est implicite, donc (et d'autant que cette narration précède celle de 340A) pas inattendu. De plus, dans ses deux versions, l'anecdote suppose qu'Hephaestion partage la compétence d'Alexandre, et donc que cette dernière n'est pas un trait particulier du grand homme mais un talent assez répandu.
Pour l'autre épisode relaté par Plutarque, celui, dans la Vie de Brutus, concernant César et Caton, encore une fois rien n'oblige à comprendre l'indication explicite d'une lecture silencieuse comme l'indice de la singularité de cette pratique plutôt que comme une précision de narration. Rien ne permet de dire, quant à la lecture que fait Caton du billet, si elle se fait à voix haute ou en silence. Néanmoins la scène me semble meilleure et plus vraisemblable dans le second cas: si Caton avait lu le billet à voix haute, je suppose que ça aurait violemment divertie l'assistance sénatoriale, que l'anecdote en aurait été étoffé et que Caton, avec toute sa force d'âme, aurait eu un peu de mal à reprendre le fil de son exposé.
A ce point, je résume: d'après les attestations anciennes (5e siècle athénien, 1er siècle EC), deux modes de lecture sont possibles: à voix haute et en silence. Si l'on pose, d'après Augustin (et je le suppose d'un nombre nettement plus important d'attestations de la lecture à voix haute, qui plus est, et cela seulement serait probant, dans des situations où une société accoutumée à la lecture muette l'aurait pratiquée – note 1), que le mode normal de lecture jusqu'au 4e siècle EC est la lecture à voix haute, alors on lira dans ces attestations, le témoignage d'une pratique anormale, exceptionnelle et rare: la lecture silencieuse. Cependant rien en elle pour prouver que cette lecture est la bonne. En s'en tenant à elles seules, la lecture silencieuse pourrait aussi bien être, pendant la période concernée, soit l'essentiel de l'Antiquité classique, une pratique courante parmi les gens cultivés, analogue à ce qu'elle est pour nous.
J'ai du mal à croire qu'une technique aussi efficace que la lecture silencieuse, une fois connue, soit restée inutisée sauf exception pendant près d'un millénaire, huits siècles qui recouvrent toute l'Antiquité de nos humanités et plusieurs états de culture très différents les uns des autres, en particulier quant à l'écriture (cités-états grecques, universalisme alexandrin, empire bi-lingue, romanité chrétienne). En quoi je me trompe peut-être: les exemples ne manquent pas d'innovations techniques qui ont végété dans le cadre où elles sont nées et qui ont attendu ou sont allé chercher les conditions sociales et culturelles propices à leur épanouissement (c'est la cas en particulier de l'imprimerie, donc dans un domaine proche de celui-ci). Néanmoins, au moins à titre d'hypothèse, je préfèrerais poser celle qui me semble la plus simple, la plus économique (supposer, comme tout le monde autorisé le fait aujourd'hui, que les Anciens ne savaient pas lire en silence les rend tout à coup très exotiques; c'est amusant mais ça opacifie plutôt le tableau et il serait dommage que ce soit à tort): à savoir que les gens cultivés de l'Antiquité classique pratiquaient la lecture silencieuse, sachant que ces couches cultivées, lettrées, étaient peu nombreuses.
Mais, dans ce cas, répètera-t-on, que faire du témoignage d'Augustin? Faut-il comprendre que cette technique de lecture silencieuse s'est perdue entre le temps de Plutarque et celui d'Augustin? Faut-il reconnaître là un symptôme de décadence (éventuellement régionale) plutôt que l'attestation d'un progrès? J'ai du mal à reconnaître en Augustin, qui tout provincial latin, non héllénisé, qu'il ait été, a été l'un des innovateurs les plus hardis et les plus souverains dans le maniement des choses culturelles, un demi-analphabète (c'est bien ainsi que serait aujourd'hui caractérisé quelqu'un qui saurait lire à voix haute mais pas en silence). Une autre hypothèse est possible: que l'objet de l'étonnement d'Augustin à Milan n'ait pas été le fait même de la lecture silencieuse, l'innovation technique, mais les conditions de son usage.
Un point remarquable qu'ont en commun les quatre attestations qui viennent d'être discutées, c'est qu'elles concernent un cas bien précis de l'usage de l'écrit. Il s'agit à chaque fois d'un écrit court, à usage privé et ponctuel, à visée informative (au moins dans le contexte de l'usage qui en est fait), d'un message. Il s'agit de correspondance privée et il s'agit aussi de communication. (Garder ça en mémoire: ce pourrait être une clef d'explication.) Les réseaux sémantiques précise cette caractérisation: la lettre d'Olympias à son fils est dite par Plutarque aporrêtên, soit confidentielle, mais plus précisément, selon l'étymon (la racine est la même que dans "rhéteur" et le préfixe apo- signale un mouvement d'éloignement), "dont il convient de ne pas parler". En jouant sur les mots, on pourrait dire qu'il s'agit d'écrit dont il ne convient pas qu'ils soient lus à voix haute, ou bien que ce ne sont pas des écrits pour le "rhéteur", entendu au sens large, comme celui qui porte une parole écrite sur la place publique par sa voix, que cette parole soit ou non la sienne. Sauf dans le cas d'Euripide, c'est-à-dire dans trois cas sur quatre, on a même une structure plus précise. Le message écrit arrive à un destinataire auquel il n'était pas destiné. Ce faisant, il trahit un secret (note 2). Une sorte d'accident de la circulation communicationnelle, ou une bifurcation. (Dans le cas d'Euripide, ce n'est pas la même chose. On peut cependant reconnaître une certaine analogie de structure: le message post mortem que Phèdre envoie à Thésée est, pour lui inattendu, dramatiquement, et qui plus est mensonger. C'est-à-dire que dans ce cas, ce n'est pas le destinataire qui n'est pas le bon mais le message.)
On pourrait à ce point poser que ce qui distribue l'usage du mode de lecture, c'est la nature de la communication, à communication publique, lecture sonore, à communication privée, lecture silencieuse. Ce qui alors semblerait trivial: n'en va-t-il pas de même pour nous? Mais la différence serait dans le fait que ce n'est pas, pour les Anciens, le type d'usage qui est déterminant, mais la nature même de l'écrit. La différence lecture sonore / lecture muette recouvrirait une différence entre les écrits lus respectivement, une différence de destination initiale, ou une différence de dignité (note 3).
Pistes pour la suite:
Définir la différence de dignité. La différence n'est pas seulement entre usage privé et usage public, elle est aussi (surtout?) entre usage utilitaire et usage culturel, politique ou religieux, usage "légitime" au sens de Bourdieu.
Accès séquentiel et accès direct selon Illich, information / formation.
Fin de la citation d'Augustin: pose bien une problématique de légitimité.
Deux attestations restantes:
Ptolémée: à la fois témoigne de la conscience de l'intérêt intellectuel de la lecture silencieuse et du fait qu'il ait à le dire de la résistance à quoi il se heurte.
La scène du jardin: semble infirmer mon hypothèse. L'écrit lu en silence est du domaine du "légitime". Usage privé d'un écrit public. Mais n'y a-t-il pas là justement une opération très augustinienne (dans toutes les Confessions – c'en est la matrice même – Augustin s'adresse à Dieu comme à une personne privée, comme si toute l'oeuvre était une très longue lettre adressée à Dieu) que de faire passer le texte sacré dans la sphère du privé et de l'intime en le traitant comme on traiterait un écrit privé, intime, c'est-à-dire en le lisant en silence ("opération augustinienne" n'implique pas qu'Augustin ait été l'inventeur de cet usage – il est assez significatif qu'il en fasse état et d'une certaine façon le promeuve).
De ce point de vue les deux passages d'Augustin, loin de se contredire, disent la même chose: une déritualisation de l'usage du texte "légitime", du texte de culture par excellence (pour un peuple du Livre, ce que n'étaient pas les anciens romains et les anciens grecs païens) qu'est le texte religieux, une intériorisation et en même temps une instrumentalisation du texte sacré.
Ce qui pourrait faire une conclusion.
Revoir l'attestation chez Cyrille.