Eugène Labiche et Alphonse Jolly, La Grammaire (vaudeville), scène 6 (source):
CABOUSSAT, lisant. — «Messieurs et chers collègues, l’agriculture est la plus noble des professions…» (S’arrêtant.) Tiens! tu as mis deux s à profession?
BLANCHE. — Sans doute…
CABOUSSAT, l’embrassant. — Ah! chère petite!… (A part.) Moi, j’avais mis un t… tout simplement. (Lisant.) «La plus noble des professions.» (Parlé.) Avec deux s. (Lisant.) «J’ose le dire, celui qui n’aime pas la terre, celui dont le cœur ne bondit pas à la vue d’une charrue, celui-là ne comprend pas la richesse des nations!…» (S’arrêtant.) Tiens, tu as mis un t à nations?
BLANCHE. — Toujours.
CABOUSSAT, l’embrassant. — Ah! chère petite!… (A part.) Moi, j’avais mis un s tout simplement!… Les t, les s… jamais je ne pourrai retenir ça! (Lisant.) «La richesse des nations…» (Parlé.) Avec un t…
La Fabrique de l’Histoire (tous les matins de 9 à 10:00) était consacrée la semaine dernière, à l’occasion du rapport d’Alain Bentolila au ministre de l’Education, à l’histoire de l’orthographe. En cadeau d’ouverture ce morceau de Labiche, extrait d’un vaudeville que j’avais écouté sur la même chaîne il y a, je le crains, plusieurs dizaines d’années, et dont je n’avais gardé en mémoire que « ça sent le romain! ».
Dans l’émission de lundi, Emmanuel Laurentin recevait André Goosse, gendre et collaborateur (disciple?) de Maurice Grevisse (appris à l’occasion qu’on ne prononce pas « Grévisse » mais « Greuvisse »). Il a été beaucoup question de la réforme de l’orthographe (ce qui m’a fait penser à l’un des derniers billets de Christian Jacomino sur Reprises), plus exactement de l’échec de la dernière, la « réformette » patronnée par Michel Rocard et André Goosse s’étonnait que même une réforme aussi modeste n’ait pas rallié beaucoup de défenseurs, malgré un assez large consensus sur la nécessité d’une réforme et la prudence, la modestie de celle qui était mise en oeuvre, qu’elle ait au contraire soulevé contre elle des oppositions résolues, bruyantes et apparemment irrationnelles, y compris de la part de personnes qui s’étaient déclarées par ailleurs convaincues de la nécessité de réformer l’orthographe française. « Ils vont jusqu’à supprimer l’accent circonflexe du mot âme, mais l’âme sans accent circonflexe, ce n’est plus l’âme… » cite André Goosse.
En considérant l’orthographe « ame » et ce qu’elle me faisait, je me suis dit que le problème n’était pas de langue mais d’écriture, et que ce qui était remis en cause, c’était l’image du mot, l’image globale. A savoir que l’écriture d’un mot, son orthographe, n’est pas simplement la transcription de sa réalité sonore (ou phonologique, peu importe ici) mais le dessin d’une image, et l’écriture par mots tend à transformer la transcription alphabétique en écriture d’images. Ainsi l’accent circonflexe suspendu au-dessus de l’âme devient le signe de son essence spirituelle, c’est-à-dire que la transcription phonétique tend à l’idéogramme (Jean Bottero fait une remarquable analyse de cet investissement second de sens dans des formes qui ne l’impliquait d’abord pas à propos des écritures mésopotamiennes). Et plus l’orthographe s’éloigne de la phonétique plus, semble-t-il, la qualité d’image spécifique du mot prend de la force. (Où l’on verrait que les cohérences idéologiques ne s’y retrouvent pas, une position conservatrice quant à l’orthographe donnant des arguments à la méthode globale d’apprentissage de la lecture et inversement).