Pour mémoire après le saut un long commentaire sur l’article « Léo et Lea » du blogue « Voix Haute » (pour mémoire et parce que le thème a déjà été abordé plusieurs fois ici et que je ne vois pas comment envoyer des trackbacks depuis Blogger).
Bien sûr le ton de l’article d’Evelyne Charmeux est insupportable, dogmatique, etc.. Ceci dit il ne faudrait pas l’imiter.
Lorsque tu dis: “Un enfant non-francophone, qui n’aurait jamais entendu le mot “femme” ou le mot “monsieur”, ou qui, les ayant entendus, ne les aurait pas identifiés à l’oral, ne pourrait pas les lire, c’est-à-dire en restituer la forme orale à partir de la forme écrite, ni en aucune façon les reconnaître.” c’est tout aussi dogmatique et, ce me semble, faux. L’expérience de la lecture d’une langue étrangère offre à foison des exemples de mots qui sont compris sans qu’on ait une idée bien exacte de leur prononciation (c’est particulièrement vrai d’une langue à orthographe erratique comme l’anglais: que je sache si “schedule” se prononce “chédioule” ou “skédioule” ne m’apportera qu’un peu de confort et n’aura aucune incidence sur ma compréhension du texte où ce mot figure). Et je connais bien des non francophones qui parviennent à parfaitement utiliser le mot “femme” en le prononçant “fème” ou le mot “monsieur” en le prononçant “monsieur”.
C’est que la thèse de la priorité absolue de l’oral sur l’écrit que tu défends régulièrement non seulement ne me semble correspondre ni à la réalité historique (histoire de l’écriture) ni à la réalité individuelle: aussi bien pour le français que pour les langues étrangères nous savons bien ce que nous devons, pour l’enrichissement de notre vocabulaire, à l’écrit. Aussi la thèse que tu poses dans l’article sur la forme des mots: “la forme écrite venant coder la forme orale qui la précède aussi bien dans l’histoire de la langue que dans celle de l’apprentissage qu’en fait chaque locuteur à son tour,” ne me semble défendable qu’à en faire une pétition de principe et à définir l’écriture précisément comme le codage de la langue parlée. Dans ce billet tu tempères ta thèse en précisant “dans le système alphabétique” et “pour le langage courant”. Ce qui la rend plus difficilement contestable mais du coup moins opérable:
– “pour le langage courant”: l’école n’a-t-elle pas pour fonction de confronter les élèves à une langue qui ne soit pas le langage courant. Il me semble que la langue n’est pas le dialecte courant et que la linguistique historique montre qu’il n’y a pas de langue (définissable comme telle) sans écriture.
– “dans le système alphabétique”: c’est introduire une coupure radicale entre les systèmes alphabétiques et les autres, or ce que montre Dehaene, entre autres, c’est que les processus neurologiques sont fondamentalement les mêmes dans les différents systèmes.Et à ce propos, si les travaux de Dehaene permettent de contrer les tenants de la “méthode globale”, il est tout à fait abusif de l’enrôler dans le camp phonocentriste. Contre les “globalistes” Dehaene montre que les mots écrits ne sont pas appréhendés (quelque soit le système d’écriture) comme des images globales mais comme des ensembles de graphèmes (ou plus exactement d’unités graphiques) mais en même temps il montre que la fonction de ces unités graphiques n’est pas essentiellement de coder une réalisation orale. Voir la citation que j’ai faite de Dehaene dans Cercamon WP (Les deux voies de la lecture / Stanislas Dehaene (2007)), d’où il ressort que la voie phonologique est utilisée surtout pour l’acquisition de mots nouveaux (d’où les problèmes posés par les mots nouveaux dont l’orthographe n’est pas transparente) et que donc le mode “normal” de lecture est celui où l’accès au sens se fait en amont d’une éventuelle prononciation, silencieux donc. Il semble que le saut réalisé par l’écriture alphabétique introduit moins une rupture dans les processus neurologiques de la lecture qu’une innovation pédagogique et partant démocratique dans les processus d’acquisition de la compétence: le lecteur compétent lit une écriture alphabétique à peu près de la même manière qu’une lecture idéographique (voir les comparaisons faites par Dehaene et son équipe entre l’activité cérébrale d’un lecteur du chinois et d’un lecteur de l’italien) mais l’acquisition d’un nouveau mot est rendu beaucoup plus facile par une écriture alphabétique qui va pouvoir créer un pont entre la compétence langagière orale et la compétence scripturale.
Enfin, il me semble que la méthode “Voix Haute” n’a pas besoin d’une théorisation phonocentriste (ou, si tu contestes l’épithète, de la thèse de la priorité de l’oral sur l’écrit, de la réduction de l’écrit à la fonction de codage de l’oral), bien au contraire, que ces thèses, avec leur apparente évidence, opèrent comme un obstacle épistémologique qui empêche une exploitation théorique de la fécondité de ta méthode, exploitation qui me paraît potentiellement très riche et passionnante (retour d’un patrimoine écrit dans le champ de l’oralité, réappropriation concrète, matérielle, de la langue lettrée par la langue quotidienne…).