L’élaboration de la stratégie de la guerre aérienne dans sa monstrueuse complexité, la professionnalisation des équipages des bombardiers, transformés en “fonctionnaires formés à la guerre aérienne”, la recherche d’une solution pour régler le problème psychologique d’équipages dont il faut maintenir éveillé l’intérêt pour une mission abstraite, la mise au point d’un plan assurant la bonne marche d’une série d’opérations dans lesquelles “deux cents usines de taille moyenne” sont envoyées sur une ville, l’élaboration, aussi, d’une technique telle que l’impact des bombes provoque des incendies qui s’étendent en surface et déclenche des tempêtes de feu: tous ces aspects que Kluge aborde du point de vue des organisateurs font comprendre que la quantité de matière grise, de capital et de main-d’œuvre investie dans la planification était telle qu’au bout du compte, sous la pression du potentiel accumulé, la destruction devait nécessairement s’accomplir. Une preuve qu’elle était irréversible nous est donnée par une interview datant de 1952 du brigadier Frederick L. Anderson, de la 8e flotte aérienne américaine, par le reporter de Halberstadt Kunzert, interview que Kluge interpole dans son texte et où Anderson répond du point de vue de l’armée à la question : le raid sur la ville aurait-il pu être évité si un drapeau blanc confectionné avec six draps avait pu être hissé en temps utile ? Les explications d’Anderson se terminent par une constatation où se dévoile la part d’irrationnel inhérente, on le sait, à toute argumentation se voulant fondée en raison. Il attire l’attention sur le fait que les bombes embarquées, finalement, étaient “une marchandise chère”. “On ne peut tout de même pas les jeter sur les montagnes ou en rase campagne alors qu’à la maison, leur production a coûté beaucoup d’efforts.”
(traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau)p. 24. L’origine de la stratégie de ce qu’on a appelé aera bombing tenait à la position extrêmement marginale de la Grande-Bretagne en 1941. L’Allemagne était à l‘apogée de sa puissance, ses armées avaient conquis tout le continent, elles étaient sur le point de pénétrer en Afrique et en Asie et d‘abandonner les Britanniques, sans réelle possibilité d’intervention, à leur destin insulaire. Face à une telle perspective, Churchill écrit à Lord Beaverbrook qu’il n’y a qu’une seule issue pour forcer Hitler à une nouvelle confrontation, “and that is an absolutely devastating exterminating attack by very heavy bombers from this country upon the Nazi homeland ».