D’Anna Karénine, Nabokov en dit tout ce qu’il y a à en dire, ou du moins l’essentiel, à cette réserve près qu’il minimise, euphémisme l’effet du côté prêcheur de Tolstoï, et ce que je considérerais volontiers comme un drame. La longue lecture du roman que j’ai voulu mener jusqu’au bout et qui a fait mon mois de septembre a été une suite de longs tunnels d’ennui, plus ou moins profonds, et d’éblouissements, d’épiphanies. Jusqu’à cette course d’Anna à la mort, qui coupe le souffle (malheureusement suivie d’une nouvelle séance de prêche).
Pour appréhender le « drame », il faut s’intéresser à la biographie de Tolstoï, ce à quoi Nabokov se refuse, ou ne cède que du bout des lèvres (ne peut s’empêcher d’y toucher un peu tout de même, malgré sa répugnance: on voit bien là les limites du principe anti-beuvien). Ainsi cette anecdote, pathétique et comique, où l’on voit le vieux Tolstoï ouvrir au hasard un livre de sa bibliothèque, au milieu, lire avec délice et admiration avant de se rendre compte que ce qu’il est en train de lire, c’est son « Anna Karénine ». Le drame (ou faut-il dire la tragédie ?), c’est la victoire du prêcheur sur l’artiste.
« Épiphanies »: c’est dans les moments « artiste » (le mot, malheureusement daté, est celui de Proust, qui théorise ces épiphanies), que Tolstoï produit quelque chose comme du divin, ou disons qu’il entr’ouvre le voile, et non, du tout, dans ses cogitations éthico-religieuses. Et c’est cela qu’il abjure: « mensonges, futilité… »
Lévine, c’est Tolstoï – on est bien d’accord? – c’est son porte-parole et c’est à lui qu’il s’identifie. Alors voyons ce que devient Lévine après la fin du roman, c’est-à-dire supposons que sa destinée épouse celle de Tolstoï. Alors nous le verrons dans son grand âge quitter Kitty et leurs enfants, abandonner le domaine de Pokrovskoe. qui a fait l’objet de tant de cure de sa part, un peu à la manière d’un bon brahmane qui quitte son statut de maître de maison pour devenir renonçant, mais ce n’est pas pour les forêts et l’union mystique que Tolstoï abandonne les siens, c’est pour aller trouver la mort sur un quai de gare, comme Anna.
Où l’opération est bancale, c’est que Lévine n’est pas un écrivain, ou du moins, puisqu’il écrit un livre que j’imagine très ennuyeux (cf. Borges), pas un artiste. Et le fantôme d’Anna (dont il avait un temps subi le charme, pour s’en délivrer au plus vite) ne viendra pas le visiter sur le quai de la petite gare d’Astapovo.