Deux très intéressants billets de Philippe Cibois sur son carnet de recherche, « la question du latin »:
où il montre que si Bourdieu critique dans la Reproduction l’enseignement du latin comme dispositif de production de distinction, ça ne l’empêche pas de supposer à ces lecteurs une certaine connaissance de cette langue.
bien que Bourdieu dise que l’apprentissage des langues anciennes est un gaspillage ostentatoire (…), il suppose de fait une connaissance du latin pour être compris.
Le premier billet, où j’avais mis en commentaire cette citation d’Alain (Propos sur l’éducation):
Napoléon, je crois bien, a exprimé en deux mots ce que tout homme doit savoir le mieux possible : géométrie et latin.
m’a donné l’occasion d’un échange avec l’auteur (que je mets ici après le saut pour mémoire), où il ne s’agit pas de Bourdieu mais, à partir du cas du latin, des objectifs de l’éducation secondaire, une question qui m’intéresse dans la mesure où il me semble, depuis ma pratique de formation à la littératie informationnelle, que les nouvelles conditions de diffusion et d’accès à l’information, devraient amener à la reformuler radicalement (et l’on apercevrait alors peut-être certaines perspectives paradoxales).
En gros je tends à reprocher à Philippe Cibois de se laisser gagner par une conception de l’éducation qu’il critique pourtant chez Bourdieu et dont il montre que celui-ci, pratiquement, ne la suit pas.
Report de l’échange en commentaire sur « Bourdieu et le latin. Première partie : Bourdieu critique du latin« :
Philippe Cibois, le 31 décembre, 2009 à 21:15 a dit:
La phrase d’Alain (Propos sur l’éducation XIX) date de 1925 alors que de 1923 à 1925 a eu lieu un grand débat sur le latin, ce qui explique la citation complète :
“Je trouve ridicule qu’on laisse le choix, aux enfants ou aux familles, d’apprendre ceci plutôt que cela. Ridicule aussi qu’on accuse l’État de vouloir leur imposer ceci et cela. Nul ne doit choisir, et le choix est fait. Napoléon, je crois bien, a exprimé en deux mots ce que tout homme doit savoir le mieux possible : géométrie et latin. Élargissons ; entendons par latin l’étude des grandes œuvres, et principalement de toute la poésie humaine. Alors tout est dit.”
En effet, Alain se situe dans la suite de la tentative de restauration du latin de 1923 : le Bloc national est au pouvoir, le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts du gouvernement de Raymond Poincaré, Léon Bérard (homme politique à ne pas confondre avec l’helléniste Victor Bérard), veut promouvoir une réforme pour rétablir l’obligation de l’enseignement des langues anciennes pour tout élève du secondaire. Le débat qui s’instaure restera sans suite puisque finalement la réforme votée ne fut pas appliquée (cf. Léon Bérard, Pour la réforme classique, Paris, Armand Colin, 1923)
Ce qui est en cause c’est le fait que la réforme de 1902 (qui a créé les quatre baccalauréats A, B, C et D) a introduit le germe d’une séparation entre littéraires (qui suivent l’enseignement classique) et scientifiques (qui suivent l’enseignement moderne). En 1925, après la victoire du cartel des gauches une nouvelle réforme rend compatible l’étude des langues anciennes et des sciences par la création de la section A’. Alain se situe probablement dans cette ligne de la section A’ qui veut permettre à un élève d’être à la fois scientifique (même programme qu’en C), et littéraire par le biais du latin et du grec.
L’allusion d’Alain à Napoléon fait référence au fait que dans les lycées qu’il crée, Napoléon veut à la fois revenir à la forme d’enseignement classique où le latin était prépondérant et en même temps favoriser l’enseignement des sciences que la Révolution avait mis en avant.
Que faire aujourd’hui ? Si comme pour Alain par géométrie on entend étudier les sciences et par latin étudier les grandes œuvres de l’humanité, le programme reste valide mais le problème est que le latin en tant qu’apprentissage devant conduire à lire Cicéron ou Tite-Live dans leur langue ne motive plus grand monde, car pour les apprécier, il faut des connaissances historiques, philosophiques et littéraires qui ne s’apprennent pas au niveau du Collège. Il faut faire autre chose.
Il m’avait semblé que la remarque de Napoléon et sa reprise par Alain allaient plus loin qu’une définition de principe pour les programmes, qui devraient allier contenus littéraires et contenus scientifiques. L’idée derrière serait qu’il convient plutôt de privilégier des matières “matricielles” plutôt que d’étendre indéfiniment les programmes. En d’autres termes qu’il est plus important de bien maîtriser la géométrie que de connaître médiocrement un peu de toutes les sciences. En quelque sorte la géométrie et le latin seraient au secondaire ce que lire et compter sont au primaire.
Je reconnais qu’Alain, si son commentaire comprend bien ainsi la géométrie (plutôt que comme représentant métonymiquement les sciences en général) affaiblit le propos (ou du moins mon interprétation du propos) en faisant du latin le représentant des “grandes oeuvres de l’humanité” (et non la discipline maîtresse des études littéraires). Ce que je trouve dommage.
Que le latin “en tant qu’apprentissage…”, on en conviendra évidemment – mais je ne me souviens pas que nous en étions très motivés non plus lorsque le latin était la discipline discriminante des premières années de lycée (aujourd’hui collège) – et quant aux connaissances historiques, philosophiques et littéraires, c’est en aval de l’étude du latin (entreprise en 6e), que nous les apprenions bien plutôt qu’en amont.
C’est ailleurs que chez les élèves que l’étude du latin trouvait alors sa justification.
S’il semble effectivement “sociologiquement” impossible de prôner un retour du latin à son statut d’antan, la sentence napoléonienne garde cependant un intérêt pour les débats actuels sur les programmes, à l’heure où les contenus souhaités enflent sans cesse alors que la “révolution internet” offrent à tous les moyens de se les procurer hors de l’école (à condition de savoir les chercher). C’est-à-dire qu’elle invite à penser l’éducation secondaire non en termes de contenus, encyclopédiques, mais selon une hiérarchie des savoirs: quels sont les savoirs “matriciels”, d’une part, ie sur lesquels d’autres savoirs vont pouvoir s’étayer, qui ne peuvent s’acquérir que par une discipline longuement soutenue, ie difficilement ailleurs qu’à l’école.
Merci en tous cas de vos éclaircissements.
Sur la question des motivations nécessaires ou non dans l’enseignement, il faut distinguer le point de vue de l’enseignant et celui de l’enseigné. Vous soulignez à juste titre que l’élève à qui l’on fait acquérir des savoirs qui supposent une “discipline longuement soutenue” ne peut avoir pleine conscience de leur nécessité mais il n’est pas raisonnable de lui donner comme seule motivation la conviction que cela lui permettra de réussir ses études (ou d’avoir un métier intéressant). Il faut qu’il adhère d’une façon ou d’une autre à des raisons authentiques, c’est à dire partagées par les enseignants et la société dans son ensemble. Pour les sciences, cela semble assez facile à faire partager ; pour les lettres, le plaisir de la lecture peut être contagieux si l’enseignement profite bien des possibilités que lui donne les programmes : Molière par exemple est encore apprécié de tous.
Pour le latin, comme j’essaye de le montrer dans ce blog, les motivations anciennes ne sont plus acceptables (gymnastique de l’esprit par exemple) alors que la connaissance de la structure du latin (ou du moins d’une partie) est indispensable pour comprendre le latin du français, qui est très présent dès que le registre de la langue est assez soutenu. C’est une motivation que l’élève peut faire sienne.
Simone Weil, disciple d’Alain, a écrit: “L’intelligence ne peut être menée que par le désir. (…) L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. (…) Là où elle est absente, il n’y a pas d’étudiants, mais de pauvres caricatures d’apprentis qui au bout de leur apprentissage n’auront même pas de métier.” (contexte)
Je ne crois pas que l’enfant puisse être “motivé” par une utilité future, qu’elle soit pratique, comme la réussite des études ou la perspective d’un métier intéressant, ou plus spéculative, comme la compréhension du latin dans le français. Ce type de raisons n’agit sur lui que de manière indirecte, par l’intermédiaire de ses parents ou de son milieu social. En revanche la joie de se sentir réussir quelque chose, de se sentir exercer ses puissances, dans l’étude comme dans le jeu, sont, me semble-t-il, de nature à nourrir son désir. Et de ce point de vue, je ne vois pas en quoi la “motivation ancienne” par la gymnastique de l’esprit serait devenue inacceptable.
Mais je découvre votre blogue par ce billet et il me faudrait remonter un peu pour trouver votre argumentation à ce sujet. Et de plus, comme je ne suis ni pédagogue, ni enseignant, il se peut que ma perspective, fondée essentiellement sur le souvenir, soit déformée.
Effectivement, la motivation par l’utilité future est plus une affaire parentale que l’élève fait sienne superficiellement, et le désir d’apprendre vient de la réussite, de la conviction qu’on domine une technique, un savoir, un objet technique ou un jeu. Un réformateur de la pédagogie qui a créé l’école nouvelle La Source à Meudon http://www.ecolelasource.org/ a mis l’accent sur l’aspect que vous soulignez : on n’apprend vraiment que par des expériences réussies.
Sur l’efficacité de la gymnastique de l’esprit dans le cas du latin, je vous renvoie à mon texte sur Mathématiques et latin http://enseignement-latin.hypotheses.org/89 où Laurent Schwartz explique sa motivation par l’intérêt mais aussi sa motivation par la compétition.
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