Ferdinand Brunot: l' »orthoépie » (l’orthographe de l’âme – 5.3)

La réforme de l’orthographe: lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (1905) – extraits:

L’Académie « repousse le principe même sur lequel s’appuie et d’où est comme partie la commission » et qui consiste en ceci : « rapprocher le plus possible l’orthographe de la phonétique, la parole écrite de la parole parlée. »
[…]
Il avait été admis jusqu’ici que c’était là incontestablement le but de l’écriture, parce que c’était un axiome indiscuté que plus un signe est simple, sûr et clair, plus il est parfait.
[…]
Qualifie-t-on cette orthographe d’arbitraire, parce qu’on veut dire qu’il y aurait autant d’écritures que de prononciations ?
Il est incontestable qu’à Paris même, il y a sur certains points divers usages, dont les observateurs méticuleux ont déjà noté les divergences. Quiconque est du métier connaît les travaux de Koschwitz et de l’abbé Rousselot sur ce sujet. Mais ces divergences n’empêcheraient en aucune façon d’établir avec une approximation suffisante le « bon usage », ce bon usage qu’on est bien obligé d’invoquer ailleurs, sans que cependant, en matière de lexique, de grammaire ou de syntaxe l’expérience puisse le contrôler. Les divergences ne sont point irréductibles, et on peut arriver parfaitement à une orthoépie, base de l’orthographie. J’ose dire que les recherches qui seraient faites à ce sujet seraient pour la langue d’une incomparable utilité.
Qu’on cesse donc de nous dire que le Marseillais écrirait comme à Marseille, et le Picard comme en Picardie ! L’un et l’autre écrivant en français écriraient comme à Paris, et ils auraient l’avantage, qu’ils n’ont pas aujourd’hui, qu’en apprenant à écrire, ils apprendraient du même coup à parler, ce qui leur est aujourd’hui tout à fait impossible. Qui se plaindrait du changement ?
Au reste, au lieu de rêver sur des hypothèses, par les procédés anagogiques des théologiens, ne conviendrait-il pas en bonne méthode de s’enquérir des effets produits par l’orthographe phonétique, dans les pays où elle est pratiquée, en Espagne par exemple ? M. Brunetière n’a pas été sans aller faire sa semaine sainte à Séville. Il sait sans nul doute l’espagnol. Il a remarqué que, en Andalousie, on ne prononce pas dans le peuple l’s finale. Il est passé dans la rue de las sierpes, dans le dialecte du pays de la sierpe. Il s’est entendu offrir de l’eau fraîche, dans le dialecte du pays agua frechka, au lieu de fresca. Pourrait-il nous dire si cette prononciation trouble en rien la langue écrite, et n’a-t-il pas constaté au contraire que, sous l’influence de l’orthographe limpide, transparente, d’une sincérité impérieuse de l’espagnol, les gens bien élevés en Andalousie non seulement écrivent correctement sierpes, fresca, mais en arrivent à reprendre la prononciation normale ?
Que peut, au contraire, sur nos accents provinciaux notre graphie, dont on ne sait jamais s’il faut la suivre, parce qu’elle est presque partout maîtresse d’erreur et de fausseté ?
[…]
Personne, dit l’Académie, n’est en mesure de dire que telle province ou telle autre est en possession de la vraie prononciation. A ce coup, voici un jugement qu’on n’attendait point. L’accent de Marseille, l’accent auvergnat, le comtois réhabilité par l’Académie, puisqu’il n’est point avéré qu’une province plutôt qu’une autre, parle le pur français.
Que penseraient d’une pareille assertion les Malherbe, les Vaugelas, les Bouhours, et tous les Académiciens qui ont eu tant de peine à « dégasconner » la langue, dont toute l’autorité reposait sur ce fait qu’ils parlaient comme à la cour ? Est-ce parce que Paris n’a plus de cour, que tout d’un coup on lui retire le privilège qu’il commençait à posséder aux environs du XIIe siècle, et que personne dès le XVIe siècle ne lui contestait plus ?

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Yochai Benkler: La Richesse des Réseaux

The Wealth of Networks : How Social Production Transforms Markets and Freedom / Yochai Benkler.- New Haven and London: Yale University Press, 2006.

Aujourd’hui parler de la « révolution Internet » semble daté. Dans certains cercles académiques, c’est carrément naïf. Mais ça ne devrait pas l’être. Le changement apporté par l’environnement de l’information en réseaux est profond. Il est structurel. Il touche les fondements de la co-évolution des marchés libéraux et des démocraties libérales depuis presque deux siècles.

Une série de changements dans les technologies, l’organisation économique et les pratiques sociales de production dans cet environnement a créé de nouvelles opportunités pour la façon dont nous produisons et échangeons l’information, la connaissance et la culture. Ces changements ont accru le rôle de la production non marchande (nonmarket) et non propriétaire, à la fois par des individus isolés et par les efforts coopératifs dans une large gamme de collaborations plus ou moins étroitement tissées. Ces pratiques nouvellement apparues ont connus de remarquables succès dans des domaines aussi divers que la conception logicielle et le reportage d’investigation, la vidéo d’avant-garde et les jeux participatifs en ligne. Ensemble, ils pointent vers l’émergence d’un nouvelle environnement informationnel, un environnement où les individus sont libres de prendre une part plus active qu’il n’était possible dans l’économie industrielle de l’information du 20e siècle. Cette nouvelle liberté contient une grande promesse concrète: en tant que dimension de la liberté individuelle; en tant que plate-forme pour une meilleure participation démocratique; en tant que medium pour fonder une culture plus critique et auto-réflexive; et, dans une économie globale dépendant de plus en plus de l’information, en tant que mécanisme assurant partout l’amélioration du développement humain.

Cependant la croissance d’un cadre plus large pour la production d’information et de culture non-marchande, individuelle et coopérative, menace les détenteurs de l’économie industrielle de l’information. Au début du 21e siècle, nous nous trouvons au milieu d’une bataille autour de l’écologie institutionnelle de l’environnement numérique. Un large spectre de lois et d’institutions – depuis les télécommunications, le copyright ou les règles du commerce international jusqu’à des minuties comme les règles d’enregistrement des noms de domaines ou la question si les récepteurs télé seront légalement tenus de reconnaître tel code particulier – sont tirées à hue et à dia par les efforts pour faire pencher la terrain de jeu en faveur d’une manière de faire les choses ou d’une autre. La façon dont ces batailles tourneront dans la prochaine décade ou à peu près aura probablement un effet significatif sur la façon dont nous pourrons apprendre ce qui se passe dans le monde où nous vivons et sur la latitude que nous aurons – en tant qu’individus autonomes, en tant que citoyens et en tant que participants à des cultures et à des communautés – d’agir sur la façon dont nous voyons le monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être.

(Ma traduction, après le saut la VO.)

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F. Flahaut sur Barthes à la Fabrique de l’Histoire

(Emission de mercredi matin )

François Flahaut (à propos du passage sur les fiches cuisine de « Elle » dans les « Mythologies »):

Il y a un jugement de valeur déguisé en description. C’est d’autant plus frappant que dans un autre livre, écrit un peu plus tôt, « Le Degré zéro de l’écriture », Barthes avait pointé justement, et critiqué, cette propension, dans le discours marxiste à passer subrepticement de la description au jugement de valeur. [citation 1] (…) Il considère que c’est typique de l’exercice du pouvoir dans le langage, pouvoir politique, oui, mais on pourrait dire, au fond, est-ce que le pouvoir intellectuel ne s’exerce pas aussi de cette manière? Par exemple « cosmopolitisme » est le nom négatif d' »internationalisme ». (…) On voit que Barthes a bien repéré ce fonctionnement et curieusement ça ne l’empêche pas lui-même de fonctionner de cette manière là.

Plus loin, après citation 2:

Là on rejoint dans le fond l’idéologue du réalisme socialiste, c’est-à-dire que dans un pays où la révolution a triomphé l’art ne peut plus que représenter la réalité…

Pus loin encore, le jansénisme de Barthes (et celui de Bourdieu?):

La démarche de Barthes, et on pourrait dire aussi la démarche de Bourdieu, parce qu’à certains égards cette démarche critique est proche de celle de Bourdieu, elle a toujours un sens…
(…)
C’est finalement la vie sociale dans son ensemble qui est considérée comme un piège, et alors là, je suis obligé de reconnaître un prêche janséniste, c’est du Pascal, c’est-à-dire ce que Pascal appelle le monde, la vie séculière, le divertissement, tout ça, c’est du flanc, c’est faux, ce n’est pas la vraie vie, la vérité est ailleurs, alors là je m’interroge, évidemment, quand la position critique de l’intellectuel le conduit au point de déconsidérer toute vie sociale, ce qui équivaut à laisser entendre que les braves gens, en fait l’ensemble de la population, sauf l’intellectuel en question, sont des gens qui se font avoir et quand ils vivent leur vie sociale, ces braves gens ne se rendent pas compte qu’ils sont dans un piège.

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Langage et révolution selon Barthes

In Mythologies, 1957 (p. 234):

Il y a (…) un langage qui n’est pas mythique, c’est le langage de l’homme producteur: partout où l’homme parle pour transformer le réel et non plus pour le conserver en image, partout où il lie son langage à la fabrication des choses, le méta-langage est renvoyé à un langage objet, le mythe est impossible. Voilà pourquoi le langage proprement révolutionnaire ne peut être un langage mythique. La révolution se définit comme un acte cathartique destiné à révéler la charge politique du monde: elle fait le monde et son langage, tout son langage , est absorbé fonctionnellement dans ce faire. C’est parce qu’elle produit une parole pleinement, c’est-à-dire initialement et finalement politique, et non comme le mythe, une parole initialement politique et finalement naturelle, que la révolution exclut le mythe. De même que l’ex-nomination bourgeoise définit à la fois l’idéologie bourgeoise et le mythe, de même la nomination révolutionnaire identifie la révolution et la privation de mythe: la bourgeoisie se masque comme bourgeoisie et par là même produit le mythe; la révolution s’affiche comme révolution et par là-même abolit le mythe.
On m’a demandé s’il y avait des mythes « à gauche ». Bien sûr, dans la mesure même où la gauche n’est pas la révolution. Le mythe de gauche surgit précisément au moment où la révolution se transforme en « gauche », c’est-à-dire accepte de se masquer, de voiler son nom, de produire un méta-langage innocent et de se déformer en « Nature ».

Ferdinand Brunot: « mon système » (l’orthographe de l’âme – 5.2)

La réforme de l’orthographe: lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (1905) – extraits:

Voici donc, dans toute sa simplicité redoutable, mon système. Le ministre nomme une Commission composée de linguistes et de phonéticiens. Cette Commission, à l’aide des instruments de phonétique expérimentale aujourd’hui existants, recueille le parler de personnes réputées pour la correction de leur prononciation. Je ne verrais aucun inconvénient à ce que l’Académie désignât quelques-unes de ces personnes. La Commission confronte les prononciations ainsi enregistrées, elle établit la normale, qui, inscrite mécaniquement, infailliblement, sert d’étalon.
Cet étalon est, comme celui du mètre, officiellement déposé. La Commission, prenant ensuite dans l’alphabet actuel à peu près tous les éléments de son écriture, établit un système graphique. Elle adopte les signes diacritiques, accents, cédilles, tildes, qu’elle juge nécessaires pour distinguer les sons, pour marquer par exemple les diverses voyelles d’un même groupe, ainsi l’a grave, l’a moyen, l’a ouvert, l’a nasal, le tout sans s’écarter jamais du principe absolu : un signe pour un son, un son pour un signe.
Notons que cette graphie phonétique est dès maintenant plus qu’à moitié faite, car elle se rapprocherait sans aucun doute beaucoup de celle que la Revue des patois, et depuis l’Atlas linguistique de la France ont adoptée et répandue. A l’heure actuelle, celle-ci, familière aux linguistes, sert déjà à l’enseignement du français aux étrangers. L’Université de Grenoble, l’Université de Genève en usent couramment. Ce n’est donc point un rêve, encore moins une folie. Sûre, claire, commode, rapide, elle est en outre d’une telle simplicité, qu’une heure suffit pour apprendre à la lire, une journée pour s’habituer à la reproduire.
Si le Ministère entrait dans ces vues, la graphie constituée ainsi serait enseignée dans les Facultés d’abord et les Écoles normales, de façon qu’elle devienne très rapidement familière aux futurs maîtres. De là, elle passerait dans l’enseignement des écoles, d’abord comme une sorte de sténographie, ensuite, quand les livres élémentaires seraient en nombre suffisant pour le permettre, elle deviendrait la graphie normale. Quant à l’orthographe actuelle, il serait inutile d’y rien changer. Elle resterait en l’état. On apprendrait pendant un temps déterminé à la lire et à l’écrire, puis bientôt seulement à la lire, ce qui est très simple. Ainsi la substitution totale, définitive, se ferait sans secousse. Les enfants sauraient écrire, en même temps que lire, l’enseignement orthographique disparaîtrait avec ses vices de toute sorte, on apprendrait dans les écoles à parler correctement, ce qui est impossible dans tout autre système, une énorme économie de temps et de peine serait faite dans la reproduction de la parole, et cela sans qu’aucune habitude, aucune routine même en soit contrariée. Et, comme tous les trente ou cinquante ans la graphie serait attentivement revisée par comparaison avec l’étalon, de façon que les quelques légères modifications qui auraient pu se produire dans la prononciation y soient introduites, la réforme serait faite pour toujours, il n’y aurait plus de question orthographique.

Ferdinand Brunot: sur le libéralisme orthographique (l’orthographe de l’âme – 5.1)

La réforme de l’orthographe: lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (1905) – extraits:

Comment donc délivrer l’école ? M. Aulard, dans un article de l’Aurore auquel je viens de faire allusion, propose d’ordonner que l’instituteur laissera désormais à ses élèves la liberté d’écrire à leur guise, que la faute d’orthographe sera supprimée dans les classes et les examens.
D’autres seraient moins radicaux, et voudraient seulement diminuer le coefficient de l’orthographe dans les diverses épreuves, de façon à engager peu à peu l’instituteur et l’élève à y prêter moins d’attention. De la sorte, croient-ils, après une période plus ou moins longue, une génération nouvelle ayant cessé d’apprendre l’orthographe, celle-ci tomberait en désuétude, les simplifications se feraient d’elles-mêmes, et les dictionnaires n’auraient bientôt plus qu’à enregistrer un usage devenu spontanément plus rationnel.

La liberté absolue, M. Aulard le sait mieux que personne, substituée d’un coup à la contrainte tyrannique, a peu de chances d’être acceptée de tous. Aussitôt que l’école de l’État se montrera si dédaigneuse de l’orthographe, l’école d’en face ne l’enseignera qu’avec plus de soin, sûre de former des enfants selon le préjugé bourgeois, heureuse d’avoir désormais un caractère extérieur qui lui soit propre, et permette de reconnaître du dehors pour ainsi dire un des siens, un homme dit, bien élevé.
Au reste, dans les écoles de l’État, jusqu’à quel âge, jusqu’à quelle classe accordera-t-on la liberté ? L’enseignement primaire seul en jouira-t-il ? Ou bien l’acceptera-t-on dans le secondaire et le supérieur ? Ce qui est tolérable ailleurs devient ici à peu près impossible. Il paraîtra inadmissible aux administrations, aux maisons de commerce elles-mêmes d’accepter dans les fonctions et les emplois des gens incapables de reproduire l’orthographe des imprimés ou au moins de s’en approcher. Beaucoup de jeunes gens voudront donc, de leur propre gré, connaître et posséder cette forme. Où l’apprendront-ils ? Quand ? A 13, 14 ou 15 ans, cela leur sera à peu près impossible.
Qui ne voit la conséquence ? C’est que, les préjugés héréditaires aidant, l’orthographe étant redevenue la chose de quelques-uns, elle retrouvera plus d’estime que jamais dans un certain monde. De même qu’en Angleterre un gentleman se fait reconnaître à la première phrase qu’il prononce, de même, il y aura des gens qui se classeront dès la première ligne comme des hommes supérieurs, on aura fait une classe nouvelle, celle des gens qui sauront écrire : le mandarinat.
Je ne conclus pas de ce qui précède qu’une réforme pédagogique qui diminuerait l’importance donnée à l’orthographe dans l’école serait mauvaise, mais je crois fermement qu’on ne peut pas supprimer tout enseignement orthographique.
Cela est chimérique et dangereux. Dès lors, comment restreindre l’importance de cet enseignement ? Est-il suffisant de diminuer purement et simplement les coefficients dans les examens, de décréter l’indulgence ? Une semblable mesure est désirable sans doute. Elle ne sera vraiment juste et vraiment sans danger, que si on discerne entre les fautes. J’avoue que j’accepte avec peine qu’on confonde je serai et je serais, j’eusse fait et j’eus fait. J’ai trouvé cette erreur dans 15 versions latines environ sur 26 qui m’étaient données à corriger au baccalauréat. Je la juge énorme. C’est confondre l’usage même des temps et des modes, c’est pécher gravement contre la langue même. Il faut tâcher d’empêcher cela autant qu’on le peut. Ecrire au contraire deux cents onze comme deux cents, c’est montrer qu’on a de la raison et de la logique, et il serait juste que la note donnée le prouvât. S’il s’agit des mots, même observation. Il y a erreur véritable à orthographier une plainthe ; il est méritoire de ramener sablonneux à l’analogie de limoneux, baronnie à félonie, grelotter à sangloter.

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Ferdinand Brunot, 1905 (l’orthographe de l’âme – 5)

On trouve sur le site languefrançaise.net l’intégralité de la brochure du grand linguiste Ferdinand Brunot, publiée en 1905 dans la suite du mouvement de réforme de l’orthographe qui avait été tenté en 1900. Cette longue lettre ouverte, polémique et radicale (radicalité qui « participera à l’échec de la réforme » selon la présentation) fait une sorte de digest des questions posées par les propositions de réforme de l’orthographe en France.

Je me contente ici d’en faire quelques extraits sans prétendre en résumer l’intérêt, extraits mis en billets séparés pour plus de lisibilité.

Bernard Cerquiligni, 1995 (l’orthographe de l’âme – 4)

L’Accent du souvenir / Bernard Cerquiligni.- Minuit, 1995. (Collection « Paradoxe »)

tout convergeait pour que le circonflexe fût attaqué, et il le fut.
(…)
L’accent circonflexe, dépouillé de la mission phonétique qui le fit adopter, porteur aujourd’hui de valeurs mémorables et monument graphique, représente parfaitement ce qui fonde le conservatisme orthographique. (…) Signe double, adret et ubac, ligne de crête et de partage des eaux, à la signification essentiellement équivoque, l’accent circonflexe figure l’ambiguïté de l’orthographe française, prise depuis toujours entre l’écrit et l’oral, les lettres et les sons, la mémoire et l’oubli. C’est dire l’attachement qu’on lui porte, le désir que l’on a de son maintien, malgré son abandon furtif dans la pratique. L’accent circonflexe est ce par quoi l’orthographe du français expose son ambivalence primordiale, sa dualité historique. Le circonflexe, figure double au destin paradoxal, est l’icône tutélaire de cette orthographe équivoque, qui arbore et vénère un signe que plus rien ne justifie, mais que tout légitime.

extrait de l’introduction:

la conflagration orthographique, en 1991, se réduisit bien vite au combat pour ou contre l’accent circonflexe. On se rappelle enfin qu’après l’intervention des plus hautes autorités morales, le président de la République lui-même ne manqua pas d’être interrogé à ce sujet, au cours d’un entretien informel. Feignant d’être modérément au courant (ce qui, on en conviendra, est inconcevable sous la Ve République), affirmant s’en être peu mêlé (on sait le goût qu’il a montré pour les Lettres et la langue, ainsi que, selon une de ses remarques confidentielles, son « respect de la philosophie », le Président résuma son rôle en une boutade qu’il lança aux journalistes : « J’ai sauvé quelques accents » (Le Monde, 6 juin 1991). Les Français comprirent qu’un certain nombre d’accents circonflexes venaient de bénéficier de la grâce présidentielle.

(L’autre jour, à la radio, André Goosse rapportait que la réforme patronnée par Michel Rocard, alors encore 1er ministre, avait rencontré l’opposition sourde de son ministre de l’Education, Lionel Jospin. Le président dont il est question ici est évidement François Mitterrand, qui venait, le mois d’avant, de démissionner Michel Rocard. On pouvait avoir l’impression que Rocard avait été démissionné pour s’être attaqué à l’accent circonflexe.)

Ambroise Firmin-Didot, 1868 (l’orthographe de l’âme – 3)

Observations sur l’orthographe ou ortografie française (extrait):

Ces modifications [de l’orthographe] seraient d’autant plus utiles et opportunes qu’elles hâteraient le développement et la propagation de l’instruction primaire dans nos campagnes, et l’enseignement de la langue française aux Arabes, moyen le plus sûr de nous les assimiler. Ce bienfait s’étendrait même à tout l’Orient, où on se livre à de sérieux efforts pour indiquer par des signes la prononciation de mots de notre langue à ces populations aussi nombreuses que diverses. Faciliter l’écriture et la lecture de la langue nationale, c’est contribuer à la répandre et à la maintenir.

Bossuet et la lecture globale (l’orthographe de l’âme – 2)

Bossuet (source: Dictionnaire de l’Académie Française, 7e éd. (1877), préface):

Il ne faut pas souffrir une fausse règle qu’on a voulu introduire d’écrire comme on prononce, parce qu’en voulant instruire les étrangers et leur faciliter la prononciation de notre langue, on la fait méconnaître aux Français mêmes…. On ne lit point lettre à lettre, mais la figure entière du mot fait son impression tout ensemble sur l’oeil et sur l’esprit, de sorte que, quand cette figure est changée considérablement tout à coup, les mots ont perdu les traits qui les rendent reconnaissables à la vue, et les yeux ne sont pas contents.

Je n’ai pu trouver le lieu original de ce passage [MàJ: Cahiers de Mézeray, 1673]. Il m’a été indirectement donné par l’émission la Fabrique de l’Histoire: elle figure juste après la citation faite de la préface à l’édition de 1877:

L’orthographe est la forme visible et durable des mots; la prononciation n’en est que l’expression articulée, que l’accent qui varie selon les temps, les lieux et les personnes. L’orthographe conserve toujours un caractère et une physionomie de famille qui rattachent les mots à leur origine et les rappellent à leur vrai sens, que la prononciation ne tend que trop souvent à dénaturer et à corrompre. Une révolution d’orthographe serait toute une révolution littéraire; nos plus grands écrivains n’y survivraient pas.

En quelque sorte le mot écrit serait, pour le mot dit, sinon son archétype à la manière platonicienne, au moins comme l’anamnèse de cet archétype, porteur du « vrai sens ». La fin de la citation, avec sa dramatisation grandiloquente, rend l’ensemble un peu ridicule. Comme l’idée d’une antériorité au moins logique (mais peut-être aussi partiellement historique – cf. Illich) du mot écrit sur le mot prononcé n’est pas aussi absurde qu’elle parait [accent circonflexe omis conformément aux recommandations de 1990], je rétablis après le saut l’intégralité du paragraphe dont ce passage était extrait.

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