Racine en Occitanie (lettre d’Uzès à La Fontaine, 1661)

A l’automne 1661 Jean Racine a bientôt 22 ans[1]. Sa famille est inquiète de la voir s’engager dans une carrière littéraire et mondaine, au mépris des enseignements et principes de ses maîtres jansénistes de Port-Royal, et l’envoie auprès de son oncle maternel, Antoine Sconin, vicaire général d’Uzès, pour étudier la théologie, avec l’idée de lui obtenir un bénéfice écclésiastique.

Il raconte son voyage de Paris à Uzès et les premières impressions de son installation auprès de son oncle dans une lettre à La Fontaine, avec qui il s’était lié étroitement d’amitié malgré la différence d’âge. La verve et la jeunesse de cette lettre la rendent d’une lecture délicieuse mais au-delà son intérêt vient de ce qu’elle nous montre, à une époque où le concept moderne de nation n’existe pas encore et n’est qu’en formation dans le laboratoire de Louis XIV et de Colbert, l’appréhension des contrées occitanes par un vrai Français de France, c’est-à-dire d’Ile-de-France, sans contentieux, sans revendication et sans ressentiment. Uzès, proche de Nîmes et d’Avignon, est dans cette partie extrême du Languedoc, sur la rive droite du Rhône [2] qui touche à la Provence et s’en colore comme d’un reflet. En une époque où, en fait d’Occitanie, la Gascogne, ses cadets, Montaigne et Henri IV, avaient pris une place sur la scène française, Uzès pouvait assez bien représenter le reste des terres de langue d’oc [3].

Et ce qui frappe à la lecture de la lettre, c’est combien on y retrouve les invariants ou du moins les caractéristiques habituelles du voyage à l’étranger.

Le dépaysement linguistique d’abord:

Je vous jure que j’ai autant besoin d’un interprète, qu’un Moscovite en auroit besoin dans Paris. Néanmoins je commence à m’apercevoir que c’est un langage mêlé d’espagnol et d’italien; et comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et pour me faire entendre.[4],

le dépaysement culinaire:

L’huile qu’on en tire sert ici de beurre, et j’appréhendois bien ce changement; mais j’en ai goûté aujourd’hui dans les sauces, et, sans mentir, il n’y a rien de meilleur. On sent bien moins l’huile qu’on ne sentiroit le meilleur beurre de France.

le dépaysement érotique enfin[5]:

Toutes les femmes y sont éclatantes, et s’y ajustent d’une façon qui leur est la plus naturelle du monde. (..) Mais comme c’est la première chose dont on m’a dit de me donner de garde, je ne veux pas en parler davantage.

Tout cet exotisme est appréhendé avec plaisir, sympathie et presque de la jubilation. Le séjour se prolongeant, cela changera un peu.

Notes:

  1. nous fêterons le 370ème anniversaire de sa naissance mardi prochain
  2. Les bateliers du Rhône appelaient encore à l’époque de Frédéric Mistral reiaume la rive droite et emperi sa rive gauche parce que le Rhône séparait les terres vassales du roi de France de celles relevant du Saint Empire Romain Germanique
  3. si, pour être juste, l’on excepte le Limousin, auquel Molière fera un sort particulier – ou le Périgord de La Boétie.
  4. Où se marque toutefois un léger étonnement, qui semble témoigner que la différence linguistique n’était pas forcément bien connue à Paris, qualitativement différente en tous cas des différence que faisaient avec la langue de la ville les différents patois ou dialectes de la France d’oïl
  5. et à l’approche de la Méditerranée, le constat d’un plus grand souci de la vertu des femmes

Après le saut le texte de la lettre…

LETTRE VII (Oeuvres de Jean Racine, publiées par M. Petitot.- Paris: Belin, 1813, tome cinquième)

A M. DE LA FONTAINE.

Uzès, 11 novembre 1661,

J’ai bien vu du pays et j’ai bien voyagé
Depuis que de vos yeux les miens ont pris congé.

Mais tout cela ne m’a pas empêché de songer toujours autant à vous que je faisois lorsque nous nous voyions tous les jours.

Avant qu’une fièvre importune
Nous fit courir même fortune,
Et nous mît chacun en danger
De ne plus jamais voyager,

Je ne sais pas sous quelle constellation je vous écris présentement; mais je vous assure que je n’ai point encore fait tant de vers depuis ma maladie: je croyois même en avoir tout-à-fait oublié le métier. Seroit-il possible que les Muses eussent plus d’empire en ce pays que sur les rives de la Seine? Nous le reconnoîtrons dans la suite. Cependant je commencerai à vous dire en prose que mon voyage a été plus heureux que je ne pensois. Nous n’avons eu que deux heures de pluie jusqu’à Lyon. Notre compagnie étoit gaie et assez plaisante : il y avoit trois huguenots, un Anglois, deux Italiens, un conseiller du châtelet, deux secrétaires du roi, et deux de ses mousquetaires; enfin nous étions au nombre de neuf ou dix. Je ne manquois pas tous les soirs de prendre le galop devant les autres pour aller retenir mon lit; car j’avois fort bien retenu cela de M. Botreau, et je lui en suis infiniment obligé: ainsi j’ai toujours été bien couché; et quand je suis arrivé à Lyon, je ne me suis senti non plus fatigué que si du quartier de Sainte-Geneviève j’avois été à celui de la rue Galande.

A Lyon je ne suis resté que deux jours, et je m’embarquai sur le Rhône avec deux mousquetaires de notre troupe, qui étoient du Pont-Saint-Esprit. Nous nous embarquâmes, il y a huit jours, dans un vaisseau tout neuf et bien couvert, que nous avions retenu exprès avec le meilleur patron du pays; car il n’y a pas trop de sûreté de se mettre sur le Rhône qu’à bonnes enseignes : néanmoins, comme il n’avoit point plu du tout devers Lyon, le Rhône étant fort bas, il avoit perdu beaucoup de sa rapidité ordinaire.

On pouvoit sans difficulté
Voir ses naïades toutes nues,
Et qui, honteuses d’être vues,
Pour mieux cacher leur nudité
Cherchoient des places inconnues.
Ces nymphes sont de gros rochers,
Auteurs de mainte sépulture,
Et dont l’effroyable figure
Fait changer de visage aux plus hardis nochers.

Nous fûmes deux jours sur le Rhône, et nous couchâmes à Vienne et à Valence. J’avois commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du pays, et à n’être plus intelligible moi-même[1]. Ce malheur s’accrut à Valence[2], et Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de chambre, elle mît un réchaud sous mon lit. Vous pouvez vous imaginer les suites de cette maudite aventure, et ce qui peut arriver à un homme endormi qui se sert d’un réchaud dans ses nécessités de nuit. Mais c’est encore bien pis dans ce pays. Je vous jure que j’ai autant besoin d’un interprète, qu’un Moscovite en auroit besoin dans Paris. Néanmoins je commence à m’apercevoir que c’est un langage mêlé d’espagnol et d’italien; et comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et pour me faire entendre. Mais il arrive souvent que je perds toutes mes mesures, comme il arriva hier qu’ayant besoin de petits clous à broquette[3] pour ajuster ma chambre, j’envoyai le valet de mon oncle en ville, et lui dis de m’acheter deux ou trois cents de broquettes; il m’apporta incontinent trois bottes d’allumettes. Jugez s’il y a sujet d’enrager en de semblables mal-entendus; cela iroit à l’infini, si je voulois dire tous les inconvénients qui arrivent aux nouveaux venus en ce pays, comme moi.

Au reste, pour la situation d’Uzès, vous saurez qu’elle est sur une montagne fort haute, et cette montagne n’est qu’un rocher continuel, si bien que quelque temps qu’il fasse on peut aller à pied sec tout autour de la ville. Les campagnes qui l’environnent sont toutes couvertes d’oliviers , qui portent les plus belles olives du monde, mais bien trompeuses pourtant; car j’y ai été attrapé moi-même. Je voulois en cueillir quelques-unes au premier olivier que je rencontrai, et je les mis dans ma bouche avec le plus grand appétit qu’on puisse avoir; mais Dieu me préserve de sentir jamais une amertume pareille à celle que je sentis! J’en eus la bouche toute perdue plus de quatre heures durant: et l’on m’a appris depuis qu’il fallait bien des lessives et des cérémonies pour rendre les olives douces comme on les mange. L’huile qu’on en tire sert ici de beurre, et j’appréhendois bien ce changement; mais j’en ai goûté aujourd’hui dans les sauces, et, sans mentir, il n’y a rien de meilleur. On sent bien moins l’huile qu’on ne sentiroit le meilleur beurre de France. Mais c’est assez vous parler d’huile, et vous pourrez me reprocher, plus justement qu’on ne faisoit à un ancien orateur, que mes ouvrages sentent trop l’huile.

Il faut vous entretenir d’autres choses, ou plutôt remettre cela à un autre voyage, pour ne vous pas ennuyer. Je ne me saurois empêcher de vous dire un mot des beautés de cette province. On m’en avoit dit beaucoup de bien à Paris, mais, sans mentir, on ne m’en avoit encore rien dit au prix de ce qui en est et pour le nombre et pour l’excellence; il n’y a pas une villageoise, pas une savetière, qui ne disputât de beauté avec les Fouillon et les Menneville[4]. Si le pays, de soi, avoit un peu de délicatesse, et que les rochers y fussent un peu moins fréquents, on le prendroit pour un vrai pays de Cythère. Toutes les femmes y sont éclatantes, et s’y ajustent d’une façon qui leur est la plus naturelle du monde. Et pour ce qui est de leur personne,

Color verus, corpus solidum et succi plenum[5].

Mais comme c’est la première chose dont on m’a dit de me donner de garde, je ne veux pas en parler davantage; aussi-bien ce seroit profaner une maison de bénéficier[6] comme celle où je suis, que d’y faire de longs discours sur cette matière: Domus mea, domus orationis[7]. C’est pourquoi vous devez vous attendre que je ne vous en parlerai plus du tout. On m’a dit: soyez aveugle. Si je ne le puis être tout-à-fait, il faut du moins que je sois muet. Car, voyez-vous, il faut être régulier avec les réguliers[8], comme j’ai été loup avec vous, et avec les autres loups vos compères.

Adiousias.

Notes:

  1. passage en terres franco-provençales
  2. passage en terres occitanes
  3. une broquette est un petit clou à tête
  4. fameuses beautés parisiennes
  5. « Couleur franche, corps ferme et plein de suc »
  6. son oncle est chanoine, titulaire d’un bénéfice ecclésiastique
  7. « Ma maison est une maison de prières »
  8. chanoines réguliers

4 réflexions sur “Racine en Occitanie (lettre d’Uzès à La Fontaine, 1661)

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